Trotsky mettait en garde en 1940 contre la volonté de régler la « question juive » en Europe par la dépossession des Palestiniens, ce qui serait un « piège sanglant ». Ces mots sont criants de vérité encore aujourd’hui. Mais l’histoire véridique d’Israël-Palestine a été enterrée sous une montagne de mensonges.
Dans cette partie, nous expliquons les accords secrets et les machinations orchestrées par les nations impérialistes qui ont mené au morcellement de la Palestine historique. Cet épisode de l’histoire témoigne de la vision court-termiste de la classe dirigeante, qui a ouvert une boîte de Pandore de violence et de déchéance qui n’a cessé de dévaster le territoire depuis lors. D'importantes étapes historiques sont couvertes, de la guerre des Six Jours à la première Intifada.
En étudiant toute l’histoire de la région Israël-Palestine spécifiquement, nous pouvons révéler les intérêts de classe qui se cachent sous la surface.
Partie I : La Question juive et l’impact de la colonisation sioniste en Palestine sous le mandat britannique
Au cours des 100 dernières années, le Moyen-Orient a été l’arène de nombreuses joutes décisives entre les puissances impérialistes. Cette région était considérée comme d’importance assez secondaire jusqu'à la fin du XIXe siècle, mais cela a changé avec la découverte dans les sols du Moyen-Orient des principales réserves de pétrole de la planète. La Palestine, pour un certain nombre de raisons géopolitiques et historiques, s’est progressivement retrouvée au centre des tensions au Moyen-Orient.
Le long processus de décomposition de l'Empire ottoman s'est accéléré soudainement avec la révolution des Jeunes-Turcs de juillet 1908, mais ne s'est achevé qu'après la défaite de l'Empire lors de la Première Guerre mondiale.
Au cours du XIXe siècle, l'Empire avait déjà perdu le contrôle d'une partie de ses provinces européennes. Au cours de cette période, la Grande-Bretagne et la France avaient également pris le contrôle d'une grande partie de l'Afrique du Nord. La France s'était emparée de l'Algérie en 1830 et avait conquis la Tunisie en 1881. La Grande-Bretagne avait envahi l'Égypte et le Soudan en 1882. Même une puissance secondaire comme l'Italie avait pris une part de l'Empire ottoman en occupant la Libye en 1911.
Le gouvernement des Jeunes-Turcs est entré dans la guerre aux côtés des puissances centrales, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Bien avant la fin de la guerre, la Grande-Bretagne et la France se sont entendues sur la manière de partager entre elles les dépouilles de l'Empire. Habitués à dominer de vastes empires coloniaux, les Britanniques et les Français se sont accordés pour créer une série d'États artificiellement séparés par des frontières arbitraires tracées à la règle sur des cartes géographiques. L’entente est scellée par l'accord secret de Sykes-Picot (avec l'assentiment de la Russie et de l'Italie) en janvier 1916.
Cet accord est dénoncé et publié par les bolcheviks immédiatement après la révolution en novembre 1917, à la consternation des impérialistes. Cependant, après la guerre, le partage est bel et bien réalisé selon les lignes convenues par Sykes et Picot. La France prend le contrôle de la Syrie et du Liban. La Grande-Bretagne se fait attribuer un mandat sur la Mésopotamie (l'Irak actuel) et la Palestine et un protectorat sur la monarchie fantoche de Transjordanie (l'actuelle Jordanie).
Les impérialistes britanniques avaient cyniquement fait naître chez les nationalistes arabes l'espoir d'une patrie arabe. Sir Henry McMahon, haut-commissaire britannique en Égypte, avait établi des négociations dans ce sens dans sa correspondance avec le Sharif de La Mecque, Hussein ben Ali, en échange du soutien des Arabes pendant la guerre. L'insurrection arabe contre les Ottomans joue d’ailleurs un rôle clé dans la disparition de l'Empire ottoman. Cependant, les impérialistes britanniques n'avaient pas l'intention d'honorer leurs promesses et étaient surtout intéressés par l'expansion de leur propre sphère d'influence. La montée de la conscience nationale arabe représentait une menace stratégique pour leurs intérêts impérialistes.
La question juive et le sionisme
L'histoire de l'immigration juive en Palestine est étroitement liée à la montée du mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle. Jusqu'alors, la population juive autochtone vivant en Palestine s'élevait à quelques milliers de personnes, essentiellement concentrées dans les zones urbaines.
Un tournant décisif est la vague de pogroms déclenchée dans l'Empire russe par la police secrète contre la minorité juive, tenue pour responsable de l'assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Des foules en colère, excitées par des agents provocateurs, prennent d'assaut les quartiers juifs, les pillant et attaquant la population. Des centaines de milliers de Juifs sont chassés de Russie et d'Ukraine, fuyant la campagne de terreur qui consiste à les tuer, les battre, les violer, les lyncher et à détruire leurs moyens de subsistance et leurs biens. D'autres vagues de pogroms suivent en 1903-1906, et une plus importante encore entre 1917 et 1921, déclenchée par les armées blanches pendant la guerre civile contre la révolution bolchevique.
À la fin du XIXe siècle, un autre épisode provoque une véritable onde de choc. En 1894-1895, Alfred Dreyfus, un officier français juif, est condamné à tort pour trahison. Son procès déclenche une vague d'antisémitisme en France. L'« affaire Dreyfus » joue un rôle important dans la conversion au sionisme d'un intellectuel bourgeois juif cosmopolite, Theodor Herzl (1860-1904). C'est d'ailleurs au lendemain du procès que Herzl rédige L'État juif, qui deviendra le manifeste politique du sionisme.
Herzl devient le principal organisateur et théoricien du mouvement sioniste, qu'il développe en une force internationale. Il élabore la tactique consistant à organiser une émigration massive des Juifs d'Europe vers la Palestine. Il en vient également à la conclusion que la croissance des tendances antisémites en Europe devrait être considérée comme une aide potentielle pour le projet sioniste, un moyen de faire pression sur ce qu'il considère comme l'inertie séculaire des Juifs.
Le projet politique sioniste était donc fondé sur un effort de lobbying auprès des chefs d'État et des ministres européens (souvent farouchement antisémites) afin de les persuader que l'émigration des Juifs en Palestine représentait une occasion en or de se débarrasser du problème juif, et qu'un État juif en Palestine pourrait être utile aux grandes puissances en tant qu'« avant-poste de la civilisation européenne face à la barbarie asiatique ».
Dès le début, le projet sioniste avait besoin de l’appui de l'une des principales puissances impérialistes pour garantir son succès. Herzl rassurait publiquement les autorités ottomanes sur le fait que l'immigration juive ne pouvait que profiter matériellement à l'Empire, afin de s'assurer de la nécessaire coopération des autorités ottomanes. Toutefois, en privé, il reconnaissait qu'il ne pourrait y avoir d'État juif sans l'expropriation et l'expulsion des Palestiniens.
« Nous devons exproprier en douceur. [...] Nous essaierons d’encourager la population sans le sou à passer la frontière en lui procurant un emploi dans les pays de transit, tout en lui refusant tout emploi dans notre pays. [...] Le processus d'expropriation et le déplacement des pauvres doivent être menés avec discrétion et circonspection », Herzl note-t-il dans son journal en 1895 (cité dans B. Morris, Righteous Victims).
La réalisation de l'utopie réactionnaire sioniste a transformé la Palestine en champ de bataille et a coûté aux Palestiniens (mais aussi aux colons juifs) des souffrances indescriptibles. Ces conséquences réactionnaires perdurent jusqu'à aujourd'hui.
Au début du XXe siècle, le mouvement sioniste ne représentait cependant qu'une infime minorité, confinée à un petit cercle d'intellectuels et de mécènes juifs bourgeois et petits-bourgeois.
Le développement de la conscience nationale arabe
La principale préoccupation des dirigeants sionistes était que les travailleurs arabes s'organisent contre l'exploitation qu'ils subissaient. Ils craignaient également que le développement d'une conscience nationale arabe ne mène à une unification des Arabes dans la résistance à la colonisation sioniste.
La conscience nationale arabe commence à se développer dans les années 1880. La révolution des Jeunes-Turcs de 1908 fait naître l'espoir d'une émancipation pour tous les peuples de l'Empire ottoman. Le virage rapide du nouveau régime vers le nationalisme turc accélère le processus massif de précipitation de la conscience nationale parmi tous les peuples de l'Empire, en particulier parmi les Arabes, qui partagent un territoire s'étendant de l'Irak moderne au Maroc, ainsi qu'une langue et des traditions communes.
En Palestine, ce processus s'accentue en raison de l'hostilité croissante à l'égard des conséquences de l'immigration juive. Chaque acquisition de terre par les colons entraînait l'expulsion automatique de fermiers palestiniens, qui ignoraient souvent que les propriétaires non-résidents de la terre qu’ils cultivaient avaient vendu celle-ci à de nouveaux arrivants, séduits par la hausse du prix de la terre. Selon l'historien Benny Morris, le prix moyen des terrains est passé de 5,3 livres palestiniennes par dounam en 1929 à 23,3 en 1935. En 1944, le prix de la terre était 50 fois plus élevé qu'en 1910.
Les colons ne parlaient pas l'arabe, ne connaissaient ni la culture ni les traditions locales et, dans de nombreux cas, ne se souciaient pas de l’apprendre, violant ainsi des coutumes établies de longue date, notamment quant à l’accès aux terres communes, aux pâturages et, par-dessus tout, à l'eau. Les Palestiniens n'ont pas tardé à ressentir une menace grandissante face à l'afflux continuel de colons.
La déclaration Balfour
Les stratèges de l'impérialisme britannique ont commencé à s'intéresser à la situation. Ils ont compris que le projet sioniste pouvait devenir un outil utile dans la poursuite des plans de la Grande-Bretagne pour le Moyen-Orient après la disparition de l'Empire ottoman.
Le 2 novembre 1917, cette réorientation est résumée dans la lettre adressée au nom du gouvernement britannique par Lord Balfour à Lord Rothschild et à la Fédération sioniste. La déclaration est la suivante :
« Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour les Juifs et fera tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les Juifs disposent dans tout autre pays. »
La seconde partie de cette déclaration montre clairement que, déjà à l'époque, les impérialistes britanniques avaient une compréhension évidente des implications de leur appui. Sur une base capitaliste, la soi-disant « solution » à l'oppression séculaire des Juifs allait nécessairement conduire à l’explosion de la « question palestinienne ».
En 1923, un sioniste de droite, Vladimir Jabotinsky, écrit son manifeste politique, Le mur de fer. Il y reconnaît l'importance de la déclaration Balfour et soutient que les Palestiniens doivent être contraints à la soumission par un « mur de fer fait de baïonnettes juives » et, ajoute-t-il, de « baïonnettes britanniques ». Selon lui, la viabilité du projet sioniste dépend du soutien actif et de la protection de l'impérialisme britannique.
Ce soutien devient une réalité après l'effondrement de l'Empire ottoman et l'établissement du mandat britannique sur la Palestine.
Sous le régime britannique, les sionistes sont autorisés à développer les institutions d'un semi-État : l'Agence juive, un embryon de gouvernement, le Fonds national juif, un moyen d’acheminer des fonds et d'acheter des terres, et surtout, une milice juive, la Haganah.
Cependant, au début de la Première Guerre mondiale, il n'y avait toujours pas plus de 60 000 Juifs en Palestine, tandis que les terres achetées jusqu'en 1908 ne correspondaient qu'à 1,5% des terres disponibles. Dans les années 1920, à la suite du mandat britannique sur la Palestine, le flux de nouveaux colons s'est accéléré. En 1929, le bilan global de l'émigration juive depuis 1880 était le suivant : sur les quelque 4 millions de Juifs qui ont émigré d'Europe centrale et orientale au cours de cette période, seuls 120 000 se sont rendus en Palestine (certains de manière temporaire), contre 2,9 millions aux États-Unis, 210 000 en Grande-Bretagne, 180 000 en Argentine et 125 000 au Canada. La population juive installée en Palestine augmentait, atteignant 150 000 personnes en 1929 et plus de 400 000 en 1936.
Les frictions croissantes entre Palestiniens et colons mènent à une explosion lors des émeutes de Jaffa de mai 1921, qui font des dizaines de morts dans les deux camps.
En août 1929, un soulèvement des Palestiniens contre l'occupation britannique tourne au drame, avec une série d'attaques lancées contre des communautés juives. L'une de ces attaques frappe la petite communauté juive palestinienne d'Hébron (environ 600 personnes), une communauté qui avait été fondée au XVIe siècle. Au cours de cette attaque, 66 Juifs sont tués, malgré la tentative de nombreux Palestiniens de protéger ceux qui fuient en les accueillant chez eux. La communauté juive d'Hébron est anéantie. La Haganah repousse d'autres attaques. Cependant, le bilan tragique des « journées sanglantes » d'août 1929 s'élève à 133 Juifs et 116 Palestiniens.
Cette attaque donne une impulsion décisive à la consolidation de la milice juive, la Haganah, de plus en plus en collaboration avec l'occupant britannique.
Tableau I. Population de la Palestine sous mandat britannique, 1922 à 1947
*Les Druzes sont une secte islamique présente en Syrie, au Liban et en Palestine.
Année |
Musulmans |
Chrétiens |
Druzes* et autres |
Juifs |
Total |
1922 |
598 177 |
759 700 |
7 617 |
86 790 |
752 048 |
1931 |
759 700 |
88 907 |
10 101 |
174 606 |
1 033 314 |
1936 |
862 730 |
108 506 |
11 378 |
384 708 |
1 366 692 |
1942 |
995 292 |
127 184 |
13 121 |
484 408 |
1 620 005 |
1947 |
1 157 426 |
146 162 |
15 849 |
614 239 |
1 933 673 |
La formation du Parti communiste palestinien
Au cours des années 1920 et 1930, il y aurait eu des occasions de construire une solution de rechange révolutionnaire, basée sur la classe ouvrière, ce qui aurait pu éviter le déclenchement d'une guerre civile dans laquelle les travailleurs juifs et arabes avaient tout à perdre.
Au début des années 1920, la présence de l'administration coloniale britannique favorise un certain développement industriel du littoral, contribuant à créer un secteur économique où les travailleurs juifs et palestiniens travaillent côte à côte. Ce développement a un impact sur l'économie palestinienne, essentiellement rurale, et entraîne une forte migration des campagnes vers les villes côtières.
Autour de l'administration coloniale se développent des chemins de fer, la compagnie de téléphone, la poste et le télégraphe, des ports et des chantiers navals ainsi qu’une administration civile, à laquelle s'ajoutent les administrations locales des villes à population mixte. Dans le secteur privé, quelques grandes entreprises à capitaux étrangers qui emploient de la main-d'œuvre juive et palestinienne sont fondées, par exemple la cimenterie Nesher, le terminal de la Compagnie pétrolière irakienne et la raffinerie de Haïfa, ainsi qu'une industrie du bâtiment en pleine expansion.
Entre les recensements de 1922 et 1931, la population arabe palestinienne augmente de 40% et, dans des villes comme Jaffa et Haïfa, de 63% et 87% respectivement. Les nouveaux arrivants viennent grossir les rangs du prolétariat dans tous les secteurs, alimentant rapidement une remarquable vague de luttes syndicales. À l'immigration des campagnes se joint celle des pays voisins, notamment de l'Égypte.
Le manque de main-d'œuvre juive pour remplacer la main-d'œuvre arabe a très souvent conduit à l'importation en Palestine de travailleurs juifs bon marché en provenance du Yémen ou du Maghreb. Ils constituaient une partie de la classe ouvrière juive particulièrement exploitée et éloignée de la majorité des sionistes d'origine européenne, qui parlaient pour la plupart le yiddish et occupaient tous les postes de direction dans les institutions sionistes.
C'est à cette époque que se creuse le fossé entre les Juifs ashkénazes et les Juifs séfarades (descendants de la diaspora des Juifs espagnols qui se sont installés dans l'Empire ottoman), qui caractérise encore aujourd'hui la société israélienne. Les Sefardim s'exprimaient en ladino, un dialecte dérivé de l'espagnol. Ils étaient souvent capables de parler ou de comprendre l'arabe et occupaient un échelon social légèrement supérieur à la masse du prolétariat arabe. Dans ces conditions, une conscience de classe s’est développée rapidement au sein de cette couche qui se sentait instinctivement plus proche des Arabes que des grands magnats juifs comme Rothschild et compagnie.
Les partis sionistes « socialistes » étaient farouchement opposés à l’idée d'ouvrir les syndicats de travailleurs juifs aux travailleurs arabes. Les différentes positions allaient du Akhdut HaAvoda de David Ben-Gourion, favorable à la syndicalisation des Arabes, mais dans des organisations séparées « d'égale dignité » (sous direction sioniste), au Hapoel Hatzaïr de Hayyim Arlosoff, qui défendait le caractère exclusivement juif de l'organisation syndicale afin de promouvoir une division croissante du travail entre une aristocratie ouvrière juive occupant les emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés et une masse de travailleurs manuels arabes non syndiqués.
Un autre parti de la gauche sioniste, le Poale Zion, défendait une troisième position. Ce parti évoluait vers des positions semi-révolutionnaires et a demandé d’adhérer à l'Internationale communiste (IC) en 1924, sans pour autant renoncer totalement au sionisme. L'IC a refusé son adhésion, parce qu’il n’était pas complètement libéré du sionisme. Cela a conduit à une scission et à la création du Parti communiste palestinien (PCP). Le nouveau parti a été immédiatement exclu du syndicat sioniste Histadrout.
Lutte des travailleurs et unité de classe
Le PCP défendait une position en faveur de syndicats unis, sans discrimination nationale ou religieuse. En poursuivant cette ligne politique, le PCP a pu profiter de la combativité croissante des travailleurs et de leur volonté d’unité, acquises par expérience. Cette volonté d'unité s’est heurtée toutefois à l'opposition des dirigeants sionistes et des nationalistes arabes.
Le PCP s'implantait dans la classe ouvrière arabe et juive. Le parti publiait deux journaux dans les deux langues. Bien que sa principale base de soutien soit constituée par les travailleurs arabes, le PCP remporte 8% des voix lors d’une élection au Yichouv (le Conseil juif), et plus de 10% si l'on tient compte du vote dans les villes.
Un épisode – limité mais d'une importance significative – révèle le potentiel des grèves d’encourager l'unité de classe. Lors d’une grève à l'usine de ciment Nesher à Haïfa, 200 travailleurs juifs sont rejoints dans leur grève par 80 collègues égyptiens, qui font valoir leurs propres revendications, ces derniers ayant des droits réduits et étant deux fois moins bien payés. Après deux mois de grève, le patron concède certaines des revendications en faveur des travailleurs juifs. Ceux-ci rejettent l'accord par 170 voix contre 30 (défiant ainsi la position de leur propre syndicat) et s’engagent à poursuivre la grève jusqu'à ce que les demandes de leurs camarades égyptiens soient pleinement satisfaites. Le risque de contagion d'un tel exemple incite la direction de la Histadrout à faire pression sur l'administration coloniale britannique, qui riposte en expulsant les 80 travailleurs égyptiens.
La tendance à l'unité des travailleurs dans la lutte s'est manifestée à plusieurs reprises au cours de la décennie 1925-1935. Il convient de mentionner la grève des boulangers, les luttes des travailleurs du port de Haïfa et des cheminots, la grève des transports publics et des chauffeurs de taxi en 1931. En 1935, on assiste à une lutte importante des travailleurs de la Compagnie pétrolière irakienne et de la raffinerie de Haïfa.
Au cours de ces années, le PCP organise des syndicats indépendamment de la Histadrout et gagne d'importantes bases de soutien dans de nombreuses régions parmi la majorité des travailleurs arabes et de nombreux travailleurs juifs. Ses succès contraignent les sionistes à changer de tactique et à promouvoir des syndicats arabes fédérés avec les syndicats sionistes, afin de contrer l'influence des communistes.
L'énorme potentiel que représentait la croissance du PCP a toutefois été gâché par les conséquences de la dégénérescence stalinienne de l'URSS. La bureaucratie soviétique sous Staline transforme l'Internationale communiste en un simple outil pour défendre ses intérêts diplomatiques. Cela la mène à abandonner la politique révolutionnaire correcte d'unité de classe, et à se plier au nationalisme arabe pendant la grande révolte palestinienne de 1936-1939. En réaction, les travailleurs juifs qui soutenaient jusqu’alors le PCP s’en détournent massivement. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le PCP est encore plus durement touché par la volte-face de Moscou en faveur d'une collaboration militaire avec l'impérialisme britannique, qui sape la base du parti au sein de la classe ouvrière palestinienne, avant de recevoir un coup fatal en 1948 avec la décision de l'URSS de soutenir la formation d'Israël.
Le rôle réactionnaire de l'élite palestinienne
Parmi les Palestiniens, le camp nationaliste émergent était dominé par les familles de l'élite, qui avaient servi comme fonctionnaires municipaux, juges, officiers de police, responsables religieux et fonctionnaires au sein de l'administration ottomane et, plus tard, de l'autorité coloniale britannique. Ces familles se sont imposées comme les dirigeants nationalistes des Palestiniens. Un vaste fossé existait toutefois entre l'élite et les masses, en grande partie pauvres et analphabètes.
La lutte pour la suprématie entre les clans Husseini et Nashashibi, au milieu des années 1930, conduit à la formation de deux partis nationalistes arabes rivaux. Le Parti de la défense nationale, associé aux Nashashibi, s’oppose au Parti arabe palestinien, au nationalisme exacerbé. Cependant, l'allégeance des Husseini et des Nashashibi au nationalisme arabe ne les empêche pas de figurer sur la longue liste de ceux qui vendent secrètement des terres aux sionistes.
Le Parti arabe palestinien a radicalisé ses positions vers l'antisémitisme. De nombreux nationalistes arabes (dont le futur président égyptien Anouar el-Sadate) sympathisaient ouvertement avec le fascisme et le nazisme. Les propos d'Amin al-Husseini favorables à Hitler dans un discours prononcé devant le consul allemand à Jérusalem sont révélateurs : « Les musulmans à l'intérieur et à l'extérieur de la Palestine accueillent favorablement le nouveau régime allemand et espèrent l'extension du système gouvernemental fasciste antidémocratique à d'autres pays. »
Des groupes nationalistes arabes armés se sont formés. La « Main noire », dirigée par le cheikh Izz al-Din al-Qassam, mène des attaques sporadiques contre les colons juifs à partir de 1931. Al-Qassam est tué par les forces britanniques dans une embuscade le 21 novembre 1935, devenant ainsi une figure de ralliement pour le nationalisme arabe.
Le rythme de l'immigration juive s'accélère au cours des années 1930. Entre 1931 et 1934, une sécheresse prolongée frappe la Palestine. En 1932, la production agricole chute de 30 à 75%, selon les cultures et les régions touchées. Cette situation appauvrit les villages palestiniens et entraîne la surpopulation des bidonvilles autour des villes de Jaffa et de Haïfa. Une crise financière frappe également la Palestine, causée par les répercussions de la situation en Abyssinie, qui entraîne la faillite de nombreuses entreprises. La combinaison de ces facteurs aggrave la situation des masses palestiniennes.
La grande révolte palestinienne de 1936-1939
Les affrontements de 1921 et 1929, bien que violents et sanglants, n'avaient directement touché qu'une petite partie de la population arabe et juive.
En avril 1936, cependant, la révolte palestinienne se généralise à partir des villes, où des « comités nationaux » se forment spontanément à l'initiative de jeunes radicalisés, les shababs. Les chefs traditionnels hésitent à s'opposer frontalement aux autorités britanniques. Ce n'est que le 25 avril que le Haut Comité arabe est formé pour mener la révolte sous la direction des Husseini.
La révolte se caractérise par une grève générale arabe de six mois et par une lutte semi-insurrectionnelle et une guérilla armée constantes dans les campagnes (de la mi-mai à la mi-octobre).
L'ampleur inédite de cette révolte est soulignée par Ben-Gourion lui-même, qui écrit que les Arabes « se battent contre la dépossession [...] L'Arabe mène une guerre qui ne peut être ignorée. Il fait la grève, il est tué, il fait de grands sacrifices ». Il déclare également le 19 mai 1936 : « [Les Arabes] voient [...] exactement le contraire de ce que nous voyons. Peu importe que leur point de vue soit correct ou non [...] Ils voient l'immigration à grande échelle [...] ils voient les Juifs se fortifier économiquement [...] Ils voient les meilleures terres passer entre nos mains. Ils voient l'Angleterre s'identifier au sionisme. »
Les sionistes (au premier rang desquels se trouve le syndicat Histadrout) mènent une politique agressive de bris de grève visant à remplacer les travailleurs palestiniens par des travailleurs juifs, entreprise par entreprise. En 1937, le secrétaire de la fédération syndicale de Jaffa explique ainsi la position des sionistes : « L'objectif fondamental de la Histadrout est la “conquête du travail”[...] Quel que soit le nombre d'Arabes au chômage, ils n'ont pas le droit de prendre un emploi qu'un éventuel immigrant pourrait occuper. Aucun Arabe n'a le droit de travailler dans une entreprise juive. Si les Arabes peuvent être déplacés pour d'autres travaux également, c'est une bonne chose. » (Cité dans Benny Morris, Righteous Victims, p. 122.)
Pendant des mois, les autorités britanniques n'ont d'autre choix que d'attendre que la force de l'insurrection diminue. Ce n'est que le 7 septembre que la loi martiale est proclamée et qu'un couvre-feu est imposé. Vingt mille soldats sont envoyés de Grande-Bretagne et d'Égypte, aidés par 2700 policiers juifs supplémentaires. Une opération de contre-insurrection est lancée, ce qui incite les dirigeants arabes à mettre fin à la grève le 10 octobre, en espérant qu'elle débouchera sur une négociation.
Le gouvernement britannique convoque une commission royale dirigée par Lord Peel, afin de mener une enquête et de déterminer les conditions d'un règlement du conflit palestino-sioniste. Le rapport Peel, long de 404 pages et publié le 7 juillet 1937, recommande la partition de la Palestine : 20% du territoire à l'Autorité juive; Jérusalem et un corridor jusqu'à Jaffa sous administration britannique, ainsi que les villes côtières à population mixte; le reste rejoindrait la Transjordanie et formerait un seul État arabe. Le corollaire de cette proposition est le transfert forcé de 225 000 Palestiniens et de 1250 Juifs.
Les dirigeants sionistes Weizmann et Ben-Gourion considèrent le rapport Peel comme un tremplin vers une plus grande expansion. Weizmann commente : « Les Juifs seraient fous de ne pas l'accepter, même si [les terres qui leur sont attribuées] avaient la taille d'une nappe. ». Le rapport est donc accepté par les sionistes, alors qu'il est rejeté par le Haut Comité arabe.
Seconde phase de la révolte
En septembre 1937, la révolte reprend avec vigueur, mais le Haut Comité arabe est déchiré par une violente querelle née de la tentative des Husseini d'assassiner le chef du clan adverse, en juillet 1937. « Des ruisseaux de sang divisent désormais les deux factions », note Elias Sasson, haut fonctionnaire de l'Agence juive, en avril 1939. L'insurrection se poursuit dans une spirale d'affrontements et de répression. Le Haut Comité arabe est déclaré hors-la-loi et 200 de ses dirigeants sont arrêtés, beaucoup sont pendus, d'autres s'échappent.
Le « rapport Peel » incite le parti révisionniste juif de droite (ceux qui réclament une révision du mandat britannique) à lancer une campagne terroriste contre les Palestiniens ordinaires. De multiples attentats à la bombe perpétrés par l'Irgoun Zvaï Leoumi touchent des civils palestiniens dans des gares routières et sur des marchés, faisant des centaines de morts et de mutilés.
Les groupes armés palestiniens agissent sans commandement centralisé. Beaucoup d'entre eux, sans perspectives, se transforment malheureusement en bandes criminelles qui pillent les paysans palestiniens, s'aliénant rapidement leur soutien. Cette situation compromet fortement les chances de la révolte.
La révolte se poursuit jusqu'en mai 1939, mobilisant à son apogée, à l'automne 1938, environ 20 000 combattants palestiniens. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, ce qui avait été la révolte arabe la plus sérieuse et la plus longue contre l'occupation britannique s'achève sur un bilan de plusieurs milliers de morts et une défaite de facto.
La Seconde Guerre mondiale et l'Holocauste
La défaite de la révolte donne lieu à un changement radical dans la politique de l'impérialisme britannique. Les Britanniques craignaient une nouvelle flambée de révolte arabe alors qu'il fallait mobiliser des forces sur d'autres fronts. En outre, l'impérialisme britannique ne voulait pas se mettre à dos la bourgeoisie arabe, afin d'éviter qu'elle ne collabore avec les nazis.
Le Livre blanc rédigé par l'administration coloniale (publié le 17 mai 1939) introduit pour la première fois un plafond à l'immigration juive (une limite maximale de 75 000 au cours des cinq années suivantes) et des restrictions sévères à l'achat de terres par les Juifs. Il prévoit également la création, dans un délai de 10 ans, d'un État indépendant gouverné selon le principe de la majorité.
Ce revirement ne permet pas à l'impérialisme britannique d'obtenir davantage de soutien de la part des pays arabes. En revanche, il met à mal les relations étroites qu'entretient la Grande-Bretagne avec les dirigeants sionistes. La volte-face britannique (au moment même où les craintes concernant la politique antisémite nazie augmentaient) est vécue comme une trahison par les sionistes.
Les autorités britanniques avaient appuyé la Haganah dans sa transition vers une politique de « défense agressive » contre les Palestiniens. En mai 1938, la Haganah met en place des « compagnies de campagne » pour appliquer des tactiques de contre-insurrection dans les campagnes. Un mois plus tard, des escouades spéciales sont créées, avec pour mission de terroriser pendant la nuit les quartiers et les villages arabes qui soutiennent la révolte. Ces mêmes tactiques seront utilisées à plus grande échelle 10 ans plus tard par les sionistes, pour s'assurer que les Palestiniens fuient leurs villages et leurs maisons dans la terreur, à l'approche de la création d'Israël.
Au début de l'année 1939, trois unités secrètes appelées Pe'luot meyuchadot (« opérations spéciales ») sont créées avec pour mission d'exercer des représailles contre les villages arabes et les unités de guérilla, mais aussi de mener des attaques contre les installations britanniques et d'éliminer les informateurs. Ces unités sont placées sous le commandement direct de David Ben-Gourion.
Les premiers témoignages de cas de déportations massives de Juifs par les nazis commencent à affluer en même temps qu’une vague de réfugiés juifs européens, produisant un énorme impact psychologique sur la population juive de la diaspora (en particulier aux États-Unis) et rendant particulièrement intolérables à ses yeux les restrictions odieuses imposées par les autorités britanniques en matière d'immigration.
L'attitude des dirigeants sionistes face à la menace nazie est cependant caractérisée par le cynisme. En décembre 1938, un mois après le pogrom nazi connu plus tard sous le nom de Nuit de Cristal, Ben-Gourion déclare : « Si je savais qu'il était possible de sauver tous les enfants [juifs] d'Allemagne en les transférant en Angleterre et seulement la moitié d'entre eux en les transférant en Eretz-Yisraël, je choisirais la seconde solution, car il n’est pas seulement question du nombre de ces enfants, mais aussi du destin historique du peuple juif. » En décembre 1942, il commente à nouveau : « La catastrophe des Juifs d'Europe ne me concerne pas directement [...].» (cité dans Benny Morris, Righteous Victims, p. 162)
Les dirigeants sionistes instrumentalisent le désespoir des Juifs fuyant l'Europe pour renforcer le soutien international au sionisme et défier ouvertement le blocus sur l'immigration imposé par les autorités britanniques, déterminées à réprimer à tout prix l'immigration illégale.
Une partie de la droite sioniste rejette cependant toute collaboration avec les Britanniques. En novembre 1944, les Lohamei Herut Israel (LEHI), les « Combattants pour la liberté d'Israël » (également connus sous le nom de groupe Stern) assassinent au Caire le ministre britannique résidant au Moyen-Orient, Lord Moyne.
Une multitude de bateaux remplis de réfugiés sont appareillés en opposition ouverte à l'interdiction britannique, provoquant un bras de fer avec les autorités du Mandat qui avaient décidé de bloquer toute tentative et de déporter des milliers de réfugiés vers les camps de concentration de l'île Maurice et de Chypre. Les réfugiés étaient des pions, pris au piège d'un jeu de pouvoir cynique qui a conduit à de multiples tragédies. En novembre 1940, la Haganah fait exploser le Patria, un navire ancré à Haïfa chargé de 1700 immigrants en attente de déportation vers l'île Maurice, causant 252 morts. Un autre navire, le Struma, avec 769 réfugiés à bord, coule le 25 février 1942 en mer Noire après que les autorités britanniques se soient opposées à leur transfert (tous les passagers sauf un meurent).
Très peu de réfugiés juifs se sont échappés vers la Palestine pendant la guerre, alors que les nazis exterminaient six millions de Juifs en Europe, ainsi que des millions de Slaves, de Roms, de communistes et d'antifascistes de nationalité, de religion et d'orientation politique différentes.
Retrouvez ici la suite de l'article