Au cours de la dernière décennie, et en particulier pendant les cinq dernières années, la puissance des techniques mobilisant des formes d’intelligence artificielle (IA) a crû de manière exponentielle.

L’intelligence artificielle domine les industries high tech et fournit la base de techniques allant des voitures sans conducteur1 à la reconnaissance faciale dans des systèmes de surveillance de masse2. Elle a même été utilisée par Deepmind (une filiale de Google) et OpenAI, la compagnie d’Elon Musk, pour battre les meilleurs joueurs professionnels du monde à des jeux extrêmement complexes tels que Starcraft23 et DOTA24.

Andrew Ng, un des scientifiques influents travaillant sur l’intelligence artificielle et ancien scientifique en chef de Baidu (l’équivalent chinois de Google) a ainsi déclaré, à raison, que l’ « intelligence artificielle est la nouvelle électricité »5. Il n’est donc pas surprenant que l’IA ait attiré l’attention des plus puissants de ce monde. Pour le président russe Vladimir Poutine :

« L’intelligence artificielle est le futur non seulement de la Russie mais aussi de toute l’humanité […]. Elle offre des opportunités colossales mais présente également des menaces qui sont difficiles à prédire. Celui qui deviendra le premier dans ce domaine gouvernera le monde. »6

Ce sentiment est partagé par Elon Musk, milliardaire capitaliste spécialisé dans les technologies de pointe ; il n’est assurément pas un partisan du contrôle gouvernemental mais a étonnement plaidé, dans le cas de l’IA, pour :

« la nécessité d’un organe public qui aurait des connaissances intérieures et une bonne vue d’ensemble pour garantir que tout le monde développe l’IA de manière sûre. C’est extrêmement important. Je pense que le danger de l’IA est bien plus grand que celui des missiles nucléaires, et personne n’accepterait que chacun puisque construire à sa guise des missiles nucléaires. Cela serait insensé… »7

Qu’est-ce donc qui est si puissant et dangereux dans les techniques d’intelligence artificielle ? Musk s’inquiète qu’une IA super intelligente puisse prendre le contrôle du monde. On pourrait s’attendre à ce que quelqu’un tellement au fait du développement des IA soit plus rationnel et ne se soucie pas d’un scénario aussi improbable8 (selon les experts) que celui de robots tueurs super intelligents… mais peut-être a t-il un penchant trop fort pour la science-fiction. Plus vraisemblablement, il ne se soucie absolument pas des conséquences matérielles réelles que le développement de l’IA aura sur des millions de travailleurs, que nous allons détailler dans la suite de cet article.

Qu’est ce qui rend l’intelligence artificielle si puissante ?

La croissance exponentielle de la puissance des IA est en grande partie liée au développement théorique du deep learning (apprentissage profond), conjointement avec l’accroissement de la puissance de calcul des ordinateurs et l’accès au big data. L’apprentissage profond est fondé sur des algorithmes reposant sur des architectures en réseau neuronal, une grande série de fonctions non linéaires qui sont capables (en théorie) d’approximer toute fonction réelle simplement en l’observant. En d’autres termes, les réseaux neuronaux peuvent apprendre à déceler les motifs présents dans un grand nombre de données. Cela permet, entre autres, de jongler avec différentes langues, de savoir jouer au jeu de go mieux que les meilleurs joueurs mondiaux9, et de pouvoir distinguer votre visage de celui de vos amis sur les réseaux sociaux.

Cette technique a permis de grandes avancées grâce aux recherches fondamentales de deux scientifiques canadiens : Geoffrey Hinton10 (inventeur de l’algorithme d’apprentissage nommé backpropagation) et Yoshua Bengio11 (inventeur de nombreuses architectures en réseau neuronal très utiles). Bengio a été plus cité dans la littérature scientifique au cours des cinq dernières années que Albert Einstein en 120 ans ; Hinton a doublé ce record.

Leurs résultats théoriques ont pu être atteints, en pratique, grâce aux avancées des technologies informatiques, sans lesquelles l’apprentissage profond ne pourrait être mis en œuvre. L’apprentissage profond, qui est relié à la façon dont les Bitcoins sont « minés » par des processeurs graphiques (GPUs) [des circuits intégrés assurant des fonctions de calcul, NDT], nécessite aussi des GPUs de grande puissance pour entraîner des algorithmes d’intelligence artificielle plus de 200 fois plus vite qu’un processeur normal. La société Nvdia développe cette technique et possède un monopole virtuel de 81,2% des parts de marché des GPUs12. Ceci mène à des prix incroyablement hauts, que les universités doivent payer pour développer leurs laboratoires pour ne pas être à la traîne dans la course aux articles publiés sur l’intelligence artificielle.

Néanmoins, l’étape peut-être la plus décisive pour favoriser le développement de l’apprentissage profond et des GPUs avancés est l’avènement du big data [littéralement, des grandes bases de données, NDT]. Internet permet aujourd’hui de collecter et d’extraire facilement d’immenses quantités de données. Tout - depuis un texte de wikipedia aux images des visages sur les réseaux sociaux, en passant par les historiques d’achats - constitue des données qui sont utilisées par les entreprises et les chercheurs pour déduire des motifs complexes et non linéaires de comportement humain. Sans les données, les réseaux neuronaux ne pourraient apprendre.

En Chine, particulièrement, cette technologie a été introduite à un niveau sans précédent suite à l’absence de protection de la vie privée des citoyens. Selon le capitaliste Kai-Fu Lee, WeChat est désormais une « application universelle de réseau social » qui collecte et centralise toutes les données, des communications aux profils individuels, en passant par les achats à travers des QR codes. Toutes ces données sont utilisées et continueront à l’être pour prédire de manière complexe les comportements humains, de l’activité sur les marchés au positionnement politique, en passant par les échanges entre amis.

Pour résumer, le pouvoir de l’IA provient de nouveaux algorithmes, de nouvelles techniques de calcul, et de grandes quantités de données facilement accessibles.

Les conséquences concrètes de l’intelligence artifcielle

 Aucun expert ne pense sérieusement que Skynet [l’ordinateur du Pentagone qui veut exterminer l’humanité dans Terminator 2, NDT] va prendre le contrôle de l’humanité à un moment, en dépit des penchants d’Elon Musk pour la science-fiction. Néanmoins, on observe déjà les conséquences réelles et immédiates de ce que les marxistes appellent le développement des moyens de production.

 En effet, l’IA joue un rôle important dans l’avancée vers un nouveau stade technologique de l’histoire humaine, ce que les scientifiques et les économistes13 appellent « la quatrième révolution industrielle ». L’entreprise mondiale de consultance McKinsey a publié récemment un rapport qui compare l’introduction de la machine à vapeur (ayant permis une croissance annuelle de 0,3 % du PIB mondial entre 1850 et 1910) à l’effet de l’IA sur le PIB : on s’attend à ce que l’IA augmente le PIB mondial de 0,8 à 1,4 % en 2065. Une autre entreprise de consultance, Accenture, prévoit que l’IA permettra un bond du PIB à hauteur de 14 billions de dollars en 203514.

Néanmoins, ces prédictions bourgeoises devraient être prises avec précaution. Sous le capitalisme, le développement des moyens de production s’accompagne toujours de suppressions d’emplois et l’IA n’y fera pas exception. Kai-Fu Lee, qui est loin d’être un marxiste mais reste un peu plus sain d’esprit qu’Elon Musk, prédit ainsi :

« Alors que l’apprentissage profond déferle sur l’économie mondiale, il supprimera des millions d’emplois sur toute l’échelle économique : des comptables, des travailleurs à la chaîne, des techniciens logistiques, des analystes, des inspecteurs qualité, des conducteurs, des juristes, et même des radiologues, pour ne nommer qu’eux… Une richesse astronomique croîtra en même temps que le chômage, richesse concentrée dans les mains des nouveaux maîtres de l’IA [par exemple Google, Facebook, etc]… [Nous] commencerons à voir une concentration de plus en plus grande de ces sommes gigantesques dans les mains d’un petit nombre, tandis que les files de chômeurs s’allongeront. 

[…]

Le monde de l’IA combinera une économie du winner-takes-all [ie le capitalisme !] avec une concentration sans précédent de la richesse dans les mains d’un petit nombre d’entreprises en Chine et aux Etats-Unis. Ceci [selon Lee] est la réelle menace sous-jacente posée par l’intelligence artificielle : un monstrueux désordre social et un effondrement politique venant d’un chômage massif et d’inégalités croissantes. » [AI Superpowers, 2018, pp 53-58]

En d’autres termes, sous le capitalisme, l’IA est synonyme d’un accroissement de richesses pour les riches et d’un accroissement de l’exploitation, du chômage et de la crise pour les travailleurs. Contrairement à ce que certains prédisent, l’introduction de l’IA à une grande échelle ne va pas mener à des niveaux de croissance jamais vus. Dans une époque de crise du capitalisme comme nous pouvons en vivre aujourd’hui, les capitalistes sont incapables d’utiliser les incroyables avancées techniques pour obtenir de la croissance économique. L’utilisation des capacités productives est déjà à un taux historiquement bas, ce qui veut dire que les capitalistes sont déjà incapables d’utiliser les capacités de production à leur disposition.

Le capitalisme est miné par une crise de surproduction. L’introduction de l’IA ne ferait que l’exacerber en rendant obsolètes des millions d’emplois et en réduisant le marché de la consommation. C’est la principale barrière à la croissance aujourd’hui. Si les capitalistes ne peuvent pas vendre leurs produits, ils n’investiront pas et l’économie entrera en crise. Seule une économie socialiste démocratiquement planifiée nous permettrait de canaliser le potentiel incroyable de l’IA et d’en faire bénéficier l’ensemble de la société.

Les impacts de l’intelligence artificielle aujourd’hui

Il n’est pas besoin d’attendre pour voir comment l’intelligence artificielle modifiera notre quotidien : elle joue déjà un rôle perturbateur dans la vie des travailleurs. Nous vivons des niveaux sans précédents de violation de la vie privée : de la surveillance systématique15 à travers des caméras à reconnaissance faciale, aux biais implicites [des informations incomplètes données aux algorithmes lors de la phase d’apprentissage et qui reflètent les inégalités d’une période historique, NDT]16 et au racisme17 des algorithmes utilisés pour les évaluations de crédit et le système pénal. Un algorithme peut ainsi assigner une peine de prison plus longue à une personne noire car les données suggèrent « qu’elle est plus encline à récidiver ». En outre, toute personne qui utilise les réseaux sociaux est bien consciente que chacun de ses faits et gestes est suivi de manière invasive et à un niveau effrayant par des entreprises ; ceci est dû au fait que toutes vos données (vos likes, votre historique d’achat, etc) sont possédées – en monopole – par des entreprises privées18 comme Google et Facebook.

L’intelligence artificielle encourage également l’exploitation de masse sous de nouvelles formes. Si l’on se rappelle que les algorithmes de l’IA ont besoin d’énormes quantités de données humaines pour fonctionner correctement, il n’est pas surprenant que la « récolte de données » - tâche abrutissante – soit devenue une nouvelle source importante de revenu pour les firmes privées. Des startups d’intelligence artificielle en Finlande ont adopté une stratégie entrepreneuriale très créative : elles emploient des prisonniers19 pour collecter les données. Pendant ce temps, Amazon a créé « Amazon Mechanical Turk », une plateforme d’exploitation extrême des humains s’attelant à la collecte de données pour les entreprises et les universités. Les travailleurs y gagnent un salaire médian de 2 dollars20 par heure depuis leur ordinateur personnel. En Chine, les « usines à données » pullulent et leurs travailleurs gagnent entre 10 et 20 yuans (soit entre 1.2 et 2.5 euros) de l’heure.

En parallèle, les dirigeants des grandes compagnies de technologie s’achètent leurs propres îles privées21 et leurs entreprises réalisent des profits records avec des taux de 20, 30 et 40 %22.

Technophobie ou révolution socialiste ?

Le premier réflexe des travailleurs pourrait être de se débarrasser de l’ensemble des systèmes d’intelligence artificielle, de détruire les ordinateurs et d’empêcher que les emplois soient supprimés. Au mieux, cela ne fera que retarder l’introduction d’une nouvelle technologie. Au XIXème siècle, la rage des travailleurs Luddites a mené à la destruction du matériel des usines travaillant la laine et le coton, en signe de protestation contre les conditions déplorables dans lesquels ils travaillaient ; mais ceci n’a pas arrêté le développement de la révolution industrielle.

Un mouvement des travailleurs sur des bases saines n’appellerait pas à l’anéantissement de la technologie mais au contrôle des moyens de production par la classe ouvrière. Si nous contrôlons démocratiquement cette technologie, elle pourrait être utilisée pour le bien de la société dans son ensemble. Par exemple, comme l’intelligence artificielle améliore la productivité, nous pourrions simplement diminuer la durée de la semaine de travail, sans augmenter le chômage ! Mais il est impossible de contrôler ce qu’on ne possède pas. A l’heure actuelle, une poignée de milliardaires et d’entreprises capturent la grande majorité des bénéfices des nouvelles technologies, alors que des millions de personnes souffrent de la famine ou du chômage.

La puissance technique et les opportunités offertes par l’intelligence artificielle – en tant que développement des moyens de production – pourraient être utilisées pour le bien commun mondial. Plutôt que de déterminer quel est le meilleur algorithme pour faire la publicité de perches à selfies, l’intelligence artificielle pourrait être utilisée pour faciliter la planification économique à grande échelle afin de répondre aux besoins de la majorité. Cette planification centralisée est en réalité déjà utilisée par les monopoles comme Walmart ou Amazon23 (dont le chiffre d’affaire est plus grand que le PIB de plusieurs petits pays mis ensemble) ; ce phénomène de centralisation avait été prédit puis observé par Lénine en 1916, dans son œuvre sur l’impérialisme24. Ces entreprises reconnaissent que la planification centralisée est la méthode la plus efficace et la plus rentable ; mais dans ce cas, la richesse générée est détenue par le privé et accumulée par les dirigeants et actionnaires nantis, alors que l’économie planifiée sur la base de la propriété commune des moyens de production profiterait à la grande majorité.

Lors de la révolution d’Octobre de 1917, l’Union soviétique fut créée avec pour tâche de construire une société socialiste. La planification économique fut introduite, ce qui permettait à l’Union soviétique de grandir à un rythme encore jamais vu. Et cela a eu lieu avant l’avènement des ordinateurs et des téléphones portables, dans une période temporelle courte ; l’URSS est passée d’une société féodale au rang de deuxième puissance mondiale du XXème siècle après la seconde guerre mondiale, malgré les dégâts causés par la bureaucratie stalinienne qui a écrasé la démocratie ouvrière et usurpé le pouvoir politique.

De nos jours, avec la puissance de calcul massive actuelle, le développement des algorithmes et les données disponibles, la planification économique est incomparablement plus facile qu’au temps de l’URSS, il y a un siècle. La production, la gestion et la distribution pourraient être introduite systématique dans de nombreux secteurs grâce à ces nouvelles techniques. Ceci s’accompagnerait de prises de décision démocratiques à grande échelle, déjà en partie atteignables grâce aux téléphones portables se trouvant dans la poche de chacun, chaque téléphone étant plus avancé que l’ensemble de la puissance de calcul qui était à disposition de l’Union soviétique. Une telle planification économique permettrait de libérer l’humanité de l’anarchie absurde et destructrice du libre marché, permettant ainsi à la société de contrôler la production en fonction des besoins humains plutôt que de l’asservir à la production pour le profit privé.


1 https://www.technologyreview.com/s/612754/self-driving-cars-take-the-wheel/

2 https://www.theverge.com/2018/1/23/16907238/artificial-intelligence-surveillance-cameras-security

3 https://www.theverge.com/2019/1/24/18196135/google-deepmind-ai-starcraft-2-victory

4 https://www.vox.com/2019/4/13/18309418/open-ai-dota-triumph-og

5 https://medium.com/syncedreview/artificial-intelligence-is-the-new-electricity-andrew-ng-cc132ea6264

6 https://www.theverge.com/2017/9/4/16251226/russia-ai-putin-rule-the-world

7 https://www.cnbc.com/2018/03/13/elon-musk-at-sxsw-a-i-is-more-dangerous-than-nuclear-weapons.html

8 https://www.techopedia.com/why-superintelligent-ais-wont-destroy-humans-anytime-soon/2/33619

9 https://www.theguardian.com/technology/2017/may/23/alphago-google-ai-beats-ke-jie-china-go

10 https://scholar.google.ca/citations?user=JicYPdAAAAAJ&hl=en&oi=ao

11 https://scholar.google.ca/citations?hl=en&user=kukA0LcAAAAJ

12 https://wccftech.com/nvidia-amd-discrete-gpu-market-share-q4-2018-report/

13 https://www.weforum.org/about/the-fourth-industrial-revolution-by-klaus-schwab

14 https://www.accenture.com/t20171005T065812Z__w__/us-en/_acnmedia/Accenture/next-gen-5/insight-ai-industry-growth/pdf/Accenture-AI-Industry-Growth-Full-Report.pdfla=en?la=en

15 https://www.theverge.com/2018/1/23/16907238/artificial-intelligence-surveillance-cameras-security

16 https://www.brookings.edu/research/algorithmic-bias-detection-and-mitigation-best-practices-and-policies-to-reduce-consumer-harms/

17 https://www.vox.com/science-and-health/2019/1/23/18194717/alexandria-ocasio-cortez-ai-bias

18 https://www.visualcapitalist.com/how-google-tracks-you/

19 https://www.technologyreview.com/f/613246/an-ai-startup-has-found-a-new-source-of-cheap-labor-for-training-algorithms/

20 https://www.theatlantic.com/business/archive/2018/01/amazon-mechanical-turk/551192/

21 https://www.theverge.com/2017/1/19/14327854/mark-zuckerberg-facebook-hawaii-kauai-property-lawsuits

22 https://ycharts.com/companies/FB/profit_margin

23 https://www.jacobinmag.com/2019/03/economic-planning-walmart-democracy-socialism

24 https://wellredbooks.net/imperialism-the-highest-stage-of-capitalism-337.html

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