Tous les deux ans, les patrons et les syndicats négocient l’Accord Interprofessionnel (AIP) qui fixe, entre autres, la marge salariale disponible. C’est cette marge qui déterminera les augmentations de salaire que les syndicats pourront négocier dans les secteurs et dans les entreprises. Le salaire étant un des nerfs de la guerre, il est naturel que le montant de cette marge fasse l’objet d’un affrontement de classe entre les représentants des travailleurs et les représentants des employeurs. Hélas dans cet affrontement, le patronat s’est entouré d’un partenaire de choix et d’armes très efficaces. D’autant plus que depuis mars 2017, la façon de déterminer cette marge a été modifiée par le gouvernement Michel.
Le choix des armes
La loi de 1996 est une loi portant sur la promotion de l’emploi et sur la sauvegarde préventive de la compétitivité. Derrière cette étiquette se cache simplement une loi permettant de contrôler l’augmentation des salaires afin de limiter le coût du travail et de rattraper ce que l’on appelle communément aujourd’hui « le handicap salarial ». Le CCE (Conseil Central de l’Economie) fournit à cet effet un rapport aux « partenaires sociaux » afin de comparer l’évolution attendue du coût du travail en Belgique à celui de nos voisins à savoir l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. Si nous sommes en dessous, nous pouvons augmenter nos salaires mais si nous sommes au-dessus, nous ne pouvons pas car, plus que la juste rétribution du travail, c’est la compétitivité de la Belgique au sein de l’Union Européenne qui préoccupe nos employeurs. Cette loi, si elle va à l’encontre de tout internationalisme socialiste, a en tout cas le mérite d’être claire sur ce qui nous lie aux autres membres de l’Union Européenne : la concurrence déguisée en solidarité façon Top Chef où l’on pleure face caméra lors de l’élimination d’un membre de « l’équipe » tout en se réjouissant en coulisse de la disparition d’un concurrent.
Le choix du partenaire
Cette arme du patronat qu’est la loi de 96 se fait malheureusement de plus en plus efficace. Depuis la crise de 2008, syndicats et patrons peinent à trouver un compromis concernant cette marge salariale, malheureusement quand il n’y a pas de compromis entres les «partenaires sociaux», c’est le véritable partenaire du patronat qui prend le relais à savoir l’Etat. C’est ainsi que, en l’absence d’accord, la marge salariale pour les années 2011-2012 et 2013-2014 a été respectivement de 0,3% et 0%. Elle a de nouveau été de 0% en 2015 et de plus ou moins 0,8% en 2016 (1) ce qui donne un peu plus de 1% sur une période de 5 ans… Ce sont les plus petites marges que l’on ait connues depuis 1996. Outre le fait que le gouvernement tranche manifestement plus du côté employeur que du côté travailleur, on notera que dès lors qu’elle est imposée par arrêté royal, la marge prend un caractère plus restrictif . Il devient donc illégal de la dépasser et toutes les conventions passant outre ce plafond sont considérées comme nulles avec amendes à la clé pour les entreprises dépassant le seuil légal.
Une solution pour nous gouverner tous
Ce positionnement plus strict concernant la marge salariale n’est pas anodin. La réponse à la crise de 2008 a été unanime du côté de la Troïka (Commission Européenne, Banque Centrale Européenne et Fonds Monétaire International) et c’est son message institutionnel qui a ruisselé jusqu’à nous. Tout comme à l’école primaire où nous passions sagement devant toute la classe pour expliquer à nos petits camarades comment Perette avait cassé son pot-au-lait, nos dirigeants se sont attelés à nous réciter la fable du capitalisme européen : si nous sommes en crise, c’est parce que nous ne sommes pas assez compétitifs et que nous ne maitrisons pas notre dette nationale. La compétitivité change alors de statut. Elle n’est plus seulement une valeur synonyme de profit maximum pour les entreprises mais devient LA solution, l’unique porte de sortie à la crise et quiconque ne voudra pas l’emprunter sera vu comme un fou. C’est via ce discours général axé sur le coût du travail et la diminution de l’investissement public que le patronat crée efficacement son rapport de force.
Gargantua le capitaliste
Les mesures austéritaires et les marges minimales imposées par le gouvernement ont comprimé les salaires vers le bas tant et si bien que dans son rapport de 2016 (2), la BNB (Banque Nationale Belge) annonce que le handicap salarial depuis 1996 a disparu en 2016. On aurait alors pu espérer une éclaircie dans la tempête de mesures libérales mais il est des appétits qu’il est impossible d’assouvir.
Dans une interview du 21 décembre 2015 (3)quelques mois avant la publication du rapport de la BNB), le patron de la FEB Pieter Timmermans, concède que le coût du travail baisse en Belgique mais rappelle aussitôt que le chemin est encore long. Il s’aventure même à donner quelques conseils au gouvernement quant à une future réforme de la loi de 96. Pour la FEB, la loi « devra prévoir explicitement que le rétablissement structurel de la compétitivité est et demeure la priorité numéro 1, que les réductions de charges accordées dans le cadre du tax shift ne peuvent être utilisées pour financer des hausses salariales supplémentaires, que pour l'évolution attendue des coûts salariaux dans les pays voisins, il faut utiliser des hypothèses aussi prudentes que possible pour éviter de nouveaux dérapages et que les corrections éventuelles doivent plutôt que peuvent être appliquées."
L’interview semble porter ses fruits car en mars 2017, le gouvernement Michel fait passer une nouvelle réforme de la loi de 1996. Cette réforme modifie la manière de calculer l’écart salarial. Il est frappant de voir que les souhaits émis par la FEB ont été respectés à la lettre, à tel point qu’on pourrait croire que c’est Timmermans lui-même qui l’a écrite. Comme le préconisait la FEB, la loi exclut donc les réductions de charges patronales dont ont bénéficié les entreprises lors du tax shift et prévoit que si, à l’avenir, les entreprises profitent encore de ce genre de réformes fiscales, on fermera les yeux sur au moins la moitié de ces cadeaux. A cela s’ajoute le fait que l’on devra toujours retirer un quart de la marge salariale (avec un minimum de 0,5%) juste au cas où il y aurait eu une erreur dans les prévisions passées.
Avec de tels angles morts, il est de plus en plus évident pour tout le monde que ce que la classe capitaliste nous sert comme un discours «logique et rationnel » n’est rien de plus qu’un intérêt de classe dont le déguisement s’effrite de plus en plus.
Le gouvernement Michel semble donc s’être lancé à la poursuite de l’Allemagne dans ce cul-de-sac stratégique qu’est la course à la compétitivité. En 1986 sortait le film Highlander qui raconte l’histoire de guerriers immortels condamnés à s’affronter dans des combats à l’épée. Est désigné comme vainqueur celui qui parvient à décapiter son adversaire afin d‘absorber ses pouvoirs et ses connaissances. Ce cycle morbide ne s’arrêtera que lorsque les deux derniers s’affronteront pour gagner le prix car comme le dit la célèbre réplique du film : Il ne peut en rester qu’un. Ce film n’a jamais eu l’ambition de porter un message politique et pourtant il illustre très bien la spirale concurrentielle dans laquelle s’est enfermée l’Union Européenne.
De l’autre côté du miroir
On dit souvent que la grande force du capitalisme c’est son hégémonie. C’est-à-dire la façon dont il arrive à naturaliser sa pensée et à rendre ses institutions incontournables. Pour cela, le discours capitaliste se veut toujours rationnel et avance des chiffres, des études ou des rapports. Mais un gouvernement qui durcit sa loi sur les salaires alors qu’un rapport de sa banque nationale annonce la diminution voir la disparition du handicap salarial est-il rationnel ? Une recherche sur Google permet d’ailleurs de se rendre compte que pour déterminer le handicap salarial de la Belgique, tout le monde y va de ses propres estimations. Derrière les chiffres se cache donc peut-être le même combat que celui qui se cache derrière les mots. Non pas celui de la vérité et du rationnel mais plutôt celui du subjectif et du rapport de force. Les 1,1% de marge salariale négociés par les syndicats pour 2017 et 2018 sont donc moins un rapport de compétitivité entre pays qu’un indicateur de pouvoir entre deux classes opposées. Dans le cadre d’une loi écrite par le patronat, votée par l’Etat et réadaptable à souhait, les syndicats peuvent 1,1%. Le patronat, lui, peut 2% de saut d’index et 1176,3 millions € (4) de cotisation sociales en moins en 2016. Sans la création d’un rapport de force qui nous permettra de passer au-delà de ce cadre qui s’adapte en temps réel, il sera inenvisageable de réclamer ne fut-ce que la compensation de ce que nous avons perdu.
1) http://www.emploi.belgique.be/defaultTab.aspx?id=14406
2) https://www.nbb.be/doc/ts/publications/nbbreport/2016/fr/t1/rapport2016_tii_h3.pdf