Entretien avec Max (conducteur – CGT), Michael (gestionnaire des moyens – SUD Rail) et Adam (CGT - CPR SNCF).
Cet entretien avec trois cheminots syndiqués a été organisé par Révolution dans la foulée de la grande journée de manifestations du 22 mars dernier.
Révolution : Tout d’abord, pourriez-vous nous parler des traditions de lutte des cheminots ? Elles sont importantes et très anciennes...
Max : C’est vrai. Elles datent de bien avant la création de la SNCF (1937), lorsqu’il s’agissait d’un ensemble de compagnies privées. Il y avait déjà des fédérations syndicales de cheminots. Par exemple, la grande grève de 1910 pour de meilleurs salaires – appelée la « grève de la thune » – a été massive. La répression aussi : il y a eu pas mal de morts et de licenciements. Je pense que c’est bien ancré depuis cette époque-là. Il y a eu aussi une forte mobilisation en 1936. Beaucoup plus récemment, il y a eu d’importants mouvements, comme la grève de décembre 1995. Et une partie de ceux qui ont participé à 1995 est toujours là aujourd’hui. On les côtoie tous les jours. Ils sont motivants pour les cheminots les plus jeunes. Ils contribuent à cette culture de la lutte.
Michael : Notre tradition de lutte est la réponse à la tradition gouvernementale de casser le service public ferroviaire et le fameux statut des cheminots. Les dernières grandes luttes, en 1986 et 1995, répondaient à de graves attaques. C’est toujours le même refrain : « le statut coûte cher », c’est faux ; « les retraites coûtent cher », c’est faux. L’entretien des lignes et des rames, oui, ça coûte cher – et l’Etat a transféré ces investissements lourds aux régions !
Ces quinze dernières années, les gouvernements successifs se sont attelés à détruire l’idée d’une entreprise publique unifiée, d’une grande famille cheminote, pour faire des petits collectifs de travail. Cette logique du « diviser pour mieux régner » est ce qu’on a toujours combattu.
Révolution : Contre quoi se construit la lutte actuelle ?
Max : L’été dernier est paru le rapport Louis Nègre, qui traite notamment de ce qu’on redoute le plus, à savoir l’ouverture à la concurrence du chemin de fer et la transférabilité des personnels de la SNCF au sein de compagnies privées. Puis nous avons appris l’existence du rapport Spinetta, rendu public mi-février. Il contient tout ce qui est externe à la SNCF, avec la loi Travail, et tout ce que le gouvernement Macron a déjà mis en place. Or notre réglementation, même si elle est propre à la SNCF, est calquée sur le Code du travail. Le rapport Spinetta, c’est l’étincelle qui met le feu aux poudres, parce que c’est la matérialisation de tout ça, des reculs de la loi Travail… pour la SNCF.
Michael : Le rapport Spinetta s’appuie sur les directives de l’Union Européenne. La délocalisation de Mittal, ou encore l’affaire Goodyear… c’est toujours la même histoire. Les décideurs répondent aux demandes des actionnaires privés en utilisant des logiques comptables proposées par l’UE. Elles sont diverses et variées, mais vont toutes dans le sens de la privatisation et de la casse sociale.
La stratégie du gouvernement est de faire peser au maximum le poids de la dette sur nos épaules. Il risque d’en payer le prix, avec une colère qui monte dans tout le pays. C’est un vrai ras-le-bol général, qui se cherche une expression dans la lutte pour faire plier le gouvernement de Macron et ses sbires.
Max : Prenons des exemples de l’impact de cette casse de la SNCF sur les usagers. Aujourd’hui, avec une seule entreprise, on peut prendre le train pour aller de La Ciotat à Marseille, puis à Lyon, puis à Ambérieu, etc. S’il y a du retard, on peut monter dans le train suivant sans se poser de question, avec le même billet. Or si plusieurs compagnies privées sont aux commandes, les dispositifs prévus en cas rupture de correspondance ne seront plus du tout assurés. Et si des lignes sont fermées, s’il n’y a plus de train… c’est encore plus clair. Il va y avoir une réduction drastique des possibilités de se déplacer dans le territoire. Pour l’usager, la peine peut être très lourde, au quotidien.
La SNCF est une machine phénoménale, avec 150 000 cheminots pour la faire tourner. Et encore, même ces effectifs sont insuffisants. On manque de personnel. Alors ce n’est pas en explosant les 150 000 salariés en plusieurs groupes privés que l’on va améliorer le service ferroviaire…
Autre élément important : la SNCF a 80 ans d’expertise. Quand on prend le train, on n’imagine pas un instant qu’il va dérailler. On prend le train et on se sent en sécurité. Mais c’est grâce à nos acquis, notre expérience. Le fait d’avoir des compagnies privées toutes jeunes, qui vont faire des expérimentations pour diminuer les coûts, ça va faire baisser le niveau de sécurité. Les conséquences peuvent être catastrophiques et se traduire par des accidents mortels. C’est ce que l’on a vu en Grande-Bretagne, par exemple. Usagers et cheminots ne doivent pas se laisser faire, car sinon, c’est ce qui nous attend.
Michael : Dans les cortèges cheminots, on scande : « Cheminots en colère, on va pas se laisser faire ! ». Ce slogan, c’est d’une part contre notre direction, qui nous a laissé tomber depuis de nombreuses années, et c’est d’autre part contre le gouvernement, qui nous porte une attaque frontale. Une large partie de cheminots est d’ores et déjà combative. Elle sait qu’il en va de la survie de l’entreprise et de nos conditions de travail – et les deux sont tout aussi légitimes. Les cheminots sont bien conscients que ce projet de réforme, c’est la fin de la SNCF. Si on perd ce combat, c’est la fin des cheminots. On a donc toutes les raisons d’espérer une forte mobilisation.
Révolution : Quelles propositions sont élaborées par les organisations syndicales en réponse au rapport Spinetta ?
Michael : Suite à la réunion interfédérale du 21 mars, un document qui définit huit axes de luttes a été publié. Il porte sur la dette et le financement, la relance du transport ferroviaire de marchandises, la réintégration du fret au service public, le statut de cheminot, l’organisation de la production, la réinternalisation de la charge de travail, aussi... Parce que la SNCF, c’est un groupe qui a plus de 2000 entreprises à son actif, comme Keolis, Geodis... Par exemple, Transdev : c’est une filiale de la SNCF, mais on veut nous faire croire que c’est un concurrent. C’est tout ce personnel-là qui doit réintégrer la SNCF, pour qu’il n’y ait plus de disparités entre travailleurs du chemin de fer. Ces axes de lutte constituent un socle commun de revendications.
Adam : Les propositions insistent sur le transport ferroviaire, par rapport au transport routier. Des solutions qui protègent l’entreprise, mais qui protègent aussi l’écosystème !
Max : On est à l’opposé du rapport Spinetta : en défendant le service public ferroviaire, on défend les intérêts des cheminots et des usagers. C’est tout le contraire de ce rapport « macronien », qui ne défend que les intérêts d’actionnaires privés avides de nouveaux marchés.
Révolution : Quelle est, selon vous, la bonne stratégie de lutte face à cette attaque du gouvernement ?
Michael : Deux stratégies ont émergé. Trois fédérations syndicales (la CGT, l’UNSA et la CFDT) appellent à une grève perlée de 2 jours sur 5 à partir du 3 avril. SUD Rail et FO proposent une grève reconductible, soumise tous les jours à la reconduction par un vote en AG des cheminots. Je pense que ces deux stratégies ne doivent pas être mises en opposition, mais bien en complément. Dans tous les cas, le cheminot doit avoir le choix de s’inscrire dans la lutte comme il l’entend, pour qu’on soit uni et déterminé à faire vivre la lutte.
Le gouvernement Macron nous tire vers le bas pour récupérer tout ce qu’il peut au profit des patrons du CAC 40 et des divers parasites qui tournent autour d’eux. Les personnels, les ouvriers, les privés d’emploi, la jeunesse… tous en souffrent. La convergence des luttes est indispensable. Il faut rassembler un maximum de secteurs en lutte pour arriver à quelque chose de fort : bloquer l’économie du pays et prouver que ce sont bien les travailleurs qui produisent les richesses, pas le patronat.
Adam : La stratégie doit s’adapter à l’évolution du mouvement. Les discussions dans les AG seront déterminantes pour l’extension de la lutte. Cela dépendra beaucoup de l’ampleur de la mobilisation des cheminots et du nombre de secteurs en lutte dans le reste de l’économie. Les deux sont liés. Les cheminots se sentiront d’autant plus forts qu’ils seront soutenus par l’action d’autres secteurs en lutte – travailleurs et étudiants.
Je pense aussi que la lutte d’aujourd’hui n’a pas pour seul objectif de limiter la casse. Elle s’inscrit dans un mouvement progressiste plus général, et des perspectives peuvent émerger, se développer, mûrir. Pour la SNCF comme pour les autres secteurs, la riposte sociale doit s’attaquer à la racine du problème : la crise du capitalisme, la crise d’un système qui attribue à quelques individus ultra-riches le pouvoir de niveler vers le bas nos conditions de vie et de travail. La convergence des luttes sous la forme d’un front anti-Macron doit mettre au cœur de son programme la rupture avec le capitalisme. Si les directions syndicales et les partis de gauche expliquaient cela, ils rencontreraient beaucoup d’écho chez les cheminots et dans le reste du salariat.