Dimanche 11 Novembre il y avait 20.000 personnes dans les rues de Genk et a été l’occasion pour les travailleurs de montrer tout à la fois leur désarroi et leur colère devant cette fermeture brutale, et leur volonté de sauver leur région. Car Genk et le Limbourg, déjà sinistrés il y a 25 ans par la fermeture des dernière mines, sont menacés aujourd’hui de devenir un véritable désert industriel après la fermeture de Ford qui coûterait au bas mot une dizaine de milliers d’emplois directs et indirects.
Quel bilan peut-on tirer de cette manifestation ? Comment peut évoluer la lutte à Ford Genk ? Pourquoi y a-t-il si peu d’échos en Flandre pour la grève du 14 novembre ? Ces questions, nous en avons discuté avec Erik Demeester, qui est rédacteur au mensuel marxiste flamand Vonk et un des animateurs à Bruxelles des Comités d’Action contre l’Austérité en Europe.
Quel premier bilan tires-tu de cette manifestation ?
Erik : Il y a eu 20.000 personnes, des travailleurs essentiellement, venus seuls ou en famille, de Ford bien sûr mais aussi de bien d’autres endroits. Rien que cela montre l’énorme solidarité qui existe aujourd’hui en Flandre avec les travailleurs de Ford et avec leur lutte.
Le coeur de la manifestation, c’était bien sûr les travailleurs de Ford Genk et des usines sous-traitantes qui risquent de disparaître très vite elles aussi si Ford ferme. Il y avait aussi des dizaines de délégations d’entreprises, surtout du secteur de l’automobile, comme Opel à Anvers, et du métal – et notamment des gens qui ont dû affronter eux-mêmes des fermetures, comme ceux d’Audi (ex-Renault) Vilvorde ou encore des anciens de la Sabena. Mais l’impact de la fermeture va bien au-delà du Limbourg et de la Belgique. L’IG-Metall, le syndicat des métallos allemands, avait rempli 9 cars, soit plus de 400 personnes. Il y avait aussi des délégations d’autres sites de Ford comme Blanquefort en France et même Valence en Espagne, ainsi que de Peugeot Aulnay en France, menacée de fermeture elle aussi. Du point de vue de la mobilisation de la région et de la solidarité, la manifestation est certainement réussie.
Quel état d’esprit as-tu senti dans cette manifestation ?
Erik : A l’annonce de la fermeture de Ford Genk, toute la Flandre ouvrière et syndicale a été très choquée. Un choc et une incompréhension. Cela a été la première réaction, tout à fait massive. C’est aussi cela qui donnait le caractère dominant de la journée d’hier : une manifestation le dimanche dans les rues de Genk et de sa périphérie, avec des banderoles et des pancartes mais une atmosphère plus de promenade que de manifestation décidée.
Mais l’état d’esprit à Ford et dans le mouvement syndical ne peut pas se mesurer simplement par la forme de la manifestation d’hier ni par le ton et le contenu des discours syndicaux. « Nous voulons un avenir pour la région, nous souhaitons pouvoir mener de vraies négociations », c’était plutôt du type « vœux de Nouvel An » que clairement revendicatifs.
Un fait illustre bien l’autre dimension, nettement plus combative. Celui qui a été le plus applaudi sur la scène, ce n’est pas un dirigeant syndical ou un homme politique local. C’est Nigel Williams, un comédien très connu en Flandre, qui a fait une intervention qui tranchait très nettement avec le reste des discours. Avec un ton très franc et très simple, il s’en est pris aux politiciens, leur posant la vraie question - « De quel côté êtes-vous ? » - et dénoncé la faiblesse du soutien et le double discours des « fils à papa ». Il a tenu un discours de classe, très anti-système, appelant à un mouvement unitaire et solidaire entre Flamands et Wallons, entre Belges et immigrés, entre ceux qui ont des papiers et les sans-papiers, un discours complètement à contre-courant du discours dominant en Flandre. Bien sûr, lui sait de quoi il parle, en tant qu’ancien ouvrier d’Opel et militant syndical, et il l’a dit avec énormément de naturel, avec chaleur et colère à la fois. Mais au-delà de sa personne, l’ovation qu’il a reçue, elle montre le potentiel de combativité qu’il y a autour de cette lutte.
A l’inverse, les dirigeants syndicaux sont très fort influencés par ce qu’ils voient comme l’ « opinion publique », telle qu’elle exprimée quotidiennement par les journaux, la TV,… Ils tiennent un discours « responsable » et ne sont guère à l’écoute des réactions ouvrières que Nigel Williams a su si bien exprimer. Le résultat, c’est que la mobilisation a été menée de manière beaucoup trop faible, y compris dans les centrales du métal. 20.000 personnes, je suis sûr que c’est largement en-dessous du potentiel qui existe.
J’ajouterais qu’il ne faut pas être aveugle à l’énorme colère qui est aujourd’hui contenue chez les travailleurs mais qui pourrait éclater à tout moment. Ca été le cas de nombreuses fois dans le passé des ouvriers limbourgeois, que cela soit en 1968 dans les grandes grèves chez Ford ou dans les luttes des mineurs depuis les années 50.
Et dans l’entreprise et aux piquets ?
Erik : « Ford est à nous », c’est une idée très présente : cette usine, elle a déjà été achetée plusieurs fois par la collectivité – avec les subsides en tous genres, des réductions des ‘charges’ patronales pour le travail en équipe, la ponction de 12% sur les salaires que les travailleurs avaient acceptée il y deux ans,... Donc, Ford n’a pas le droit de la fermer et de repartir avec.
Mais la concrétisation de cette idée n’est pas encore claire. La revendication d’une nationalisation est débattue dans les piquets mais elle n’est pas encore retenue. Cela dit, le simple fait qu’elle soit discutée, c’est un progrès : il y a dix ans, elle n’aurait même pas été prise en considération.
Si on va un peu plus en profondeur, la fermeture de Ford, c’est la condamnation sans appel des politiques syndicales menées dans le secteur automobile depuis dix ans et qui se résume à « pour conserver et ancrer un secteur automobile dans la région, il faut accepter les exigences patronales » en matière de flexibilité, de baisses de salaires, de paix sociale,…
Cette stratégie de concessions, elle n’a pas marché. Et la parole donnée par la direction (on va continuer la production de deux modèles sur le site), tout le monde peut voir elle clairement qu’elle ne valait rien. C’est ce que disent aujourd’hui tous les travailleurs de Ford, c’est ce qu’exprimaient les groupes de rap sur la scène (plusieurs gars de Ford en font partie) : « On nous a roulés, on nous a trahis, nous avons fait tous les efforts qu’on nous demandait, et maintenant on veut nous jeter dehors ».
C’est difficile de mesurer les effets de cette prise de conscience sur les militants et les délégués. Mais, tôt ou tard, les comptes vont se régler à propos de cette stratégie syndicale qui a conduit au désastre.
Comment vois-tu la suite de la lutte à Genk ?
Erik : Deux visions de ce qu’il faut faire coexistent actuellement chez les travailleurs – et parfois même dans la même tête !
D’un côté, « Ford est à nous », il faut sauver l’emploi et, pour cela, il faut garder l’usine. Mais il n’y a pas – ou pas encore – de concrétisation claire de ce qu’il faudrait faire pour cela.
De l’autre côté « On nous a eus, c’est foutu » et il ne nous reste plus qu’à vendre chèrement notre peau en leur faisant payer un maximum, y compris avec des prépensions à 50 ans et un « bon » plan social.
Cela dit, rien n’est figé. Il est clair que la prépension à 50 ans, ce n’est pas l’objectif que nous souhaitons voir mis en avant. Mais même cette revendication « de repli » peut être la base d’un conflit dur. Car la droite flamande n’en veut absolument pas. Hier soir, la VRT (télé publique flamande) a présenté cette revendication comme « radicale ». On est très vite considéré comme radical par la VRT, mais cela indique bien que même cela, ce n’est pas gagné d’avance.
Le premier enjeu aujourd’hui, c’est de maintenir les piquets pendant plusieurs semaines. Les téléphones ont sonné toute la journée pour dire « Revenez aux piquets, ce n’est pas fini après la manif, on en a encore pour un bon bout de temps ». La question de la coordination de la lutte à l’échelle européenne s’impose aussi de façon plus concrète. L’autre enjeu, c’est de réussir à clarifier comment traduire en revendications et en stratégie l’idée que « Ford est à nous ». L’idée que je défends est que le gouvernement doit réquisitionner Ford, la nationaliser et organiser ensemble avec les travailleurs une reconversion vers la production de véhicules écologiquement responsables afin de développer les réseaux de transport public. Comme je l’ai dit, il y a moyen de discuter de cette idée, même si elle est encore minoritaire.
Nous n’avons pas un temps infini devant nous, car le risque est bien réel que les directions syndicales éteignent peu à peu ce conflit au fil des semaines et le conduisent dans des négociations sur de simples compensations salariales à la fermeture. Ce qui est tout à fait compatible avec ce qu’avance le gouvernement flamand – l’idée d’un « plan stratégique pour le Limbourg » axé sur l’acceptation de la fermeture de Ford et sur une reconversion future. Mais aux dernières nouvelles l’usine est toujours là et c’est elle qu’il faut défendre contre la fermeture !
Comment expliques-tu l’absence complète de mobilisation pour le 14 novembre en Flandre ?
Erik : Je vais peut-être t’étonner mais je pense qu’il n’y a pas vraiment d’attitude différente au sein des délégations syndicales FGTB en Flandres et en Wallonie par rapport à la journée du 14 novembre. S’il y avait eu un mot d’ordre, il aurait sans doute été suivi en Flandre aussi. Mais les directions syndicales du côté flamand n’en voulaient vraiment pas.
Dans la métallurgie, l’appareil syndical a réussi à détourner toute l’attention sur la manifestation du 11 et a laissé complètement la journée du 14 de côté. Raison officielle : ce n’est pas possible de mener deux mobilisations d’ampleur en même temps, il faut faire un choix et c’est le 11 qui est le plus important pour la région. Beaucoup de délégués ont accepté le raisonnement et n’ont pas mené le combat pour le 14. La direction de la centrale des métallos flamands FGTB n’a pas hésité à dire que dans le passé, lors des conflits à Opel, à Audi, à Ford,… les travailleurs flamands n’avaient pas reçu le soutien des syndicats des autres pays européens et que, cette fois-ci, on leur rendrait la monnaie de leur pièce en ne bougeant pas non plus. Malheureusement, le souvenir de ces moments difficiles, notamment avec l’IG-Metall, sont encore bien vivants et pas mal de délégués ont marché là-dedans.
L’autre impression qui domine parmi les délégués, c’est que la question des mobilisations leur échappe de plus en plus. Il leur revient des échos des réunions au sommet, on leur parle de « surenchère communautaire » dans l’action syndicale de la part des Wallons qui veulent faire grève à tout prix, de bagarres entre centrales, de vetos, de paralysie,… Cela conduit à un certain découragement chez les délégués. J’ai eu un délégué de Total — une délégation très combative — au bout du fil ce matin et il m’a dit : « Erik, cela fait des années qu’on se bat pour une grève générale organisée au niveau européen. Chez nous, cela vit parmi les travailleurs. Mais on nous a encore fait rater le coche. On finit par être fatigués de mener cette lutte. On peut encore gagner contre le patron dans l’entreprise, mais c’est de plus en plus difficile de gagner dans le syndicat. »
Ces tensions communautaires, ces conflits entre centrales, c’est une réalité. Derrière cela, il y a le fait que la direction nationale de la FGTB-ABVV est très faible et tiraillée par toute une série de divisions internes. La raison fondamentale de tout cela, c’est que les directions syndicales sont perplexes, et même désorientées, face aux attaques très dures depuis quelques années. Comme les patrons ne veulent plus négocier, tous les mécanismes dans lesquels fonctionnaient quotidiennement et partout les directions syndicales sont grippés. Et ces directions n’ont pas de réponse face à cela. Sauf celle de s’accrocher encore plus à un modèle de concertation aujourd’hui désuet. Ce qui explique les appels de la Confédération Européenne des Syndicats pour un nouveau contrat social. Mais les conditions économiques actuelles - une crise prolongée et aigüe du capitalisme, rendent impossible le retour à l’époque ‘idyllique’ de la concertation. Le temps est venu de changer les méthodes et les stratégies syndicales en accord avec cette crise. Ce qui veut dire, faire le choix de mener jusqu’au bout la lutte des classes et d’offrir une issue politique de rupture avec le capitalisme.
En attendant, j’ai rarement vu la FGTB aussi désorientée qu’aujourd’hui. Elle vit une grosse crise stratégique, et c’est aussi le cas à la CSC même si j’y connais moins bien la situation.
Propos recueillis par Jean Peltier
Source: Avanti