'Ne pas pleurer, ne pas rire mais comprendre' disait le philosophe Spinoza. Après plus de 6 mois de lutte l'heure est au bilan.
« Oh le grand Duc de York,
Il avait dix mille hommes,
Il les fit marcher jusqu’au sommet de la colline,
Et puis il les fit à nouveau descendre. »
Comptine anglaise du 17e siècle.
Le constat est amer. Malgré plus de six mois de lutte syndicale d’une grande intensité, le gouvernement Michel I ne semble pas impressionné. Il passe outre la résistance syndicale. Le saut d’index, la réforme des prépensions, de l’âge de la retraite et d’autres mesures sont coulées en arrêtés royaux, font un détour par des commissions parlementaires, pour être finalement votées majorité contre minorité à la Chambre.
Pourtant, ces 6 mois ont été témoin d’une montée en puissance rare de la lutte sociale.
Le plan d’action du Front Commun Syndical démarre en novembre sur les chapeaux de roue avec une manifestation rassemblant 120.000 personnes à Bruxelles. Les grèves tournantes s’enchaînent ensuite pour culminer dans une grève générale le 15 décembre. Ce jour-là rien ne bougeait sur terre, dans le ciel ou sur l’eau. Il s’agit de la plus vaste grève générale de 24h depuis au moins 30 ans. Un indice de l’ampleur de la grève : les transactions financières baissèrent alors d’un quart par rapport à 2013 (1). Cette démonstration de force fait chanceler le gouvernement qui ne s’y attendait pas. La N-VA se rend surtout compte que son électorat, et plus généralement la Flandre ‘laborieuse’ qu’elle prétend représenter, ont massivement croisé les bras lors de journées de grève. Les divisions internes apparaissent, le patronat semble hésitant, certains secteurs patronaux se montrent même prêts à faire des concessions. Michel I, titube et ne tient plus bien sur ses jambes. C’est le moment où, sur le ring, tout bon boxeur se prépare pour la fin. Mais les dirigeants syndicaux refusent de donner le coup de grâce.
Une occasion importante est perdue. Ce que nous avons gagné en rapport de force dans la lutte va être alors gaspillé en bavardages et marchandages à la table de négociation. C’est un vrai moment de basculement dans le bras de fer avec le gouvernement.
Car le gouvernement qui jusqu’ici refusait la concertation annonce… une concertation. Le premier ministre prétend même que la marge de négociation est ‘gigantesque’. Les dirigeants syndicaux tombent dans le piège, les yeux grands ouverts. Ils reportent un nouveau plan d’action. Puis, en janvier, ils l’annulent. Michel I respire et remet son protège dents. On lui concède une paix sociale pour ‘donner une chance’ à la concertation, car il semble bien que le gouvernement et le patronat n’aiment pas discuter sous la menace de nouvelles actions. Mais l’exercice est bidon du début à la fin. Pour le gouvernement il n’est pas question de revenir sur ses mesures, mais bien d’en envisager les modalités d’application, ensemble avec les syndicats. Ainsi, à un journaliste qui lui demande : « quelle marge de manœuvre aura le Conseil national des pensions ? Pourra-t-il modifier le départ à 66 ans en 2025 et 67 ans en 2030 » ? Daniel Bacquelaine, le ministre des pensions, répond : « Non, ça c’est coulé dans l’accord de gouvernement ». (2)
Et pourtant, nos dirigeants syndicaux persistent dans la concertation avec ce gouvernement, qui a d’ailleurs bien compris l’effet hypnotisant qu’elle exerce sur eux. La concertation, devenue un but en soi, apporte reconnaissance et légitimité à l’appareil syndical. Mais surtout, elle a un effet démobilisant sur les actions.
Ne nous trompons pas de débat. En soi, nous ne sommes pas opposés à la concertation et à la négociation avec le gouvernement. Mais une concertation ne se fait pas dans le vide. Dans ce contexte-ci, il s’agit avant tout de diviser le front commun syndical et de casser l’élan de novembre et décembre. Le gouvernement y arrive en partie avec un accord interprofessionnel sur les salaires. La concertation, devenue un but en soi, apporte reconnaissance et légitimité à l’appareil syndical. Qualifié de : ’ cacahuètes’, par Paul Lootens de la Centrale Générale de la FGTB, cet accord est approuvé de justesse par la CSC.
Les actions reprennent quand même en Front Commun, tout en étant conditionnées dans leur forme et dans leur contenu par la concertation. Plusieurs journées sont ainsi prévues avec des rassemblements …statiques. De grève par contre, il n’est plus question. Oui, à la fin de ce plan d’action les sommets syndicaux promettent d’évaluer la possibilité d’une grève générale.
Même si ces actions et manifestations sont bien suivies, l’élan n’est plus le même. Plusieurs tentatives sont faites pour sortir de ce carcan de non-grève : Les chauffeurs du TEC arrêtent le travail à plusieurs reprises pendant ces actions ; ceux de la STIB et De Lijn également. Les métallos liégeois et de Verviers organisent de multiples arrêts de travail. On discute d’une grève générale. Les bagagistes de Swissport à l’Aéroport National surprennent tout le monde avec une grève spontanée le 30 mars.
La grève des services publics le 22 avril de la seule CGSP, bien que mal organisée au niveau de certains secteurs, confirme cette volonté d’action. Mais même cette grève visait surtout, dans le chef des dirigeants syndicaux, à obtenir une place à la table de concertation.
Alors que la poussée d’en bas s’est manifestée à plusieurs reprises depuis le début de l’année- comme en témoigne la formidable Parade à l’initiative de Hart boven Hard/Tout autre chose, qui a rassemblé sous une pluie battante 20.000 personnes venues sans indemnité de transport ni indemnité de repas - elle n’ était pas assez forte pour changer la donne. Pas encore. Trop de délégués ont encore une confiance dans la stratégie des dirigeants nationaux ou demeurent trop passifs. La perte d’élan causée par l’arrêt des grèves est aussi un facteur de démobilisation. Un mouvement de masse ne se débranche et ne s’allume pas comme une lampe dans un salon. La courbe des actions depuis le 15 décembre est bel et bien descendante, malgré quelques tentatives pour y remédier. Nombreux sont ceux qui s’en rendaient compte, mais qui refusaient d’en tirer les conclusions nécessaires. ‘L’atterrissage’, pour utiliser le vocabulaire de l’appareil syndical, était déjà amorcé depuis fin décembre. La boucle fut finalement bouclée quand la FGTB décida à quelques jours du Premier Mai de ne plus envisager de grève générale.
Chez les militants il y a de la rage, de l’incompréhension et parfois même de la démoralisation. D’autres sont tous simplement fatigués. D’autres encore deviennent très fatalistes : plus jamais le gens ne bougeront encore après ce que l’on vient de vivre. A ce moment, comme disait le philosophe Spinoza, il s’agit de ‘ne pas pleurer, de ne pas rire, mais de comprendre’. Ne nous laissons surtout pas abattre !
Certains sont prompts à pointer un doigt accusateur vers la CSC. L’attitude de la CSC serait le principal responsable de l’impasse actuelle. D’autres lancent des reproches aux affiliés, qui ne seraient pas encore assez conscients et mobilisés. Honnêtement, ce n’est pas ainsi que l’on va avancer. L’origine principale du sérieux revers que nous subissons aujourd’hui est d’ordre stratégique. Cette question de la stratégie traverse tous les syndicats, elle n’est pas de la seule responsabilité de la CSC ou du syndicat libéral. Elle concerne tous les syndicats et en premier lieu leur direction.
Nous voyons plusieurs raisons à l’impasse actuelle.
Les raisons de l’erreur stratégique
1) La direction syndicale (au moins une partie importante de celle-ci) ne croit pas dans la possibilité de gagner contre ce gouvernement. Ne serait-ce même que partiellement. Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE, confirmait cette idée lors d’un débat des CAE fin janvier. ‘Au sommet de mon syndicat, on pense, à tort ou à juste titre qu’on ne peut pas gagner.’ (3) Le défaitisme règne au sommet de nos syndicats. De même au sein de la FGTB: ‘Nos gens pensent que vu la composition actuelle, le gouvernement ne changera pas d’opinion sur l’index’ prétend Erwin De Deyn du SETCa. Avec un tel raisonnement, on peut tout aussi bien abandonner le combat contre le patronat.
2) Pourquoi? Au fond nos dirigeants s’imaginent qu’un seul système est possible, c'est-à-dire le capitalisme. Voilà leur seul horizon. Ils ne disposent pas de projet alternatif de société. Ils pensent que le capitalisme est le point culminant du développement humain. Ils répondent à l’idée d’un changement socialiste de la société avec des ricanements. « Gérons donc ensemble ce système » est leur message. D'ailleurs, ils en ont font partie de ce système. Ils pensent et agissent essentiellement comme des ‘gestionnaires du mécontentement social’. Leur politique n’est pas la lutte des classes, mais la conciliation entre les classes. L’institutionnalisation poussée des syndicats Belgique en est le résultat et contribue à cette attitude. Certains pensent aussi qu’on n’échappera pas à l’austérité. Bien dosée elle peut même être bénéfique. Surtout si elle s’applique en concertation avec les dirigeants syndicaux… La proximité de certains dirigeants syndicaux avec le CD&V et le PS n’est pas la raison de cette attitude, mais est la conséquence de cette pensée ‘unique’. Ce même raisonnement se retrouve chez des responsables syndicaux qui ne sont pas membres du PS ou du CD&V.
3) Ils n’ont pas confiance dans la force de leur propre mouvement, ce même mouvement auquel ils doivent leur position. Au fait, ils ont peur de leur propre ombre. Pourtant, les grèves de novembre et de décembre sont la plus belle preuve que rien ne bouge, rien n’est produit ni commercialisé sans les travailleurs. Sans notre travail physique et intellectuel, aucune richesse n’est créée. C’est là que réside notre pouvoir.
4) La conséquence de tout ceci est qu’ils s’accrochent à la concertation comme un noyé à une planche vermoulue dans une mer agitée. Rien de plus pathétique après l’expérience des derniers mois que de prier le gouvernement qu’il nous accorde une ‘vraie concertation’. De cette position découle aussi l’idée qu’il faut ‘s’inscrire dans la durée’ et ne pas se donner l’objectif de lutter pour renverser ce gouvernement.
A quoi doit-on s’attendre maintenant ?
Les forces centrifuges au sein des syndicats réapparaissent. Durant les luttes du mois de novembre et décembre, la convergence interprofessionnelle et fédérale était de mise. Aujourd’hui ce sont les secteurs et les centrales qui reviennent sur le devant de la scène de lutte. On assiste à un repli sectoriel. Certaines tensions communautaires reprennent aussi le dessus. On pense par exemple à la manifestation du 12 mai contre les mesures anti-jeunes soutenue par les seules organisations de jeunesse syndicale wallonne, bruxelloise et par la Centrale Générale fédérale. La Flandre syndicale brillait par son absence. Certains secteurs s’imaginent aussi pouvoir contourner ou compenser les mesures gouvernementales. Le gouvernement ne va pas le tolérer. Mais il y a matière à lutte. Rien ne s’obtiendra par des supplications et des prières. Si des luttes éclatent dans les secteurs ou des entreprises la responsabilité des fédérations syndicales consiste à développer la solidarité, organiser une présence massive aux piquets ou aux actions et à l’élargir. Cela peut être un moyen de faire rebondir le mouvement.
La faiblesse invite à l’agressivité, c’est bien connu. Cela vaut autant pour les questions militaires que pour la lutte des classes. Le gouvernement interprète l’arrêt des actions comme la fin de la résistance. Cela ne va pas l’amadouer, bien au contraire, il va désormais attaquer à la massue. Car ses ambitions antisociales sont grandes. Tout d'abord, il n’a pas encore mis en œuvre une grande partie de son accord gouvernemental. Ensuite il n’a pas encore montré son jeu. Tôt ou tard cela provoquera une réaction des travailleurs et des syndicats. Cela ne fait aucun doute. Le revers que l’on vient de subir n’est pas comparable à la défaite infligée par Margareth Thatcher aux mineurs britanniques. Mais lors d’un nouveau sursaut des luttes, il s’agira d’avoir assimilé les enseignements les plus importants des derniers 6 mois de lutte. Notre force et notre potentiel de lutte sont largement intacts. Le mouvement de 2014-2015 a aussi réveillé des groupes de travailleurs jusqu’ici endormis. Puis il y a Tout Autre Chose / Hart boven Hard qui a mis en branle un secteur peu habitué à ce genre d’exercice.
Les militants syndicaux de gauche et combatifs à tous les niveaux ont intérêt à s’organiser au-delà des structures syndicales. Ensemble il faut envisager comment faire mieux fonctionner les acquis démocratiques dans nos syndicats et les amplifier. Cela passe par une plus grande participation et activité dans le syndicat ainsi que par l’élection démocratique après débat politique des permanents et tout autre responsable. Finissons-en aussi avec tous les privilèges matériels de nos responsables. Tout représentant des travailleurs doit vivre avec le salaire moyen de ses affiliés. Cela passe aussi par l’organisation régulière d’assemblées générales délibératives sur les lieux de travail et par une formation syndicale plus ample qui ne se limite pas à la législation ou aux règlements. Une formation politique anticapitaliste s’impose. Plus largement le mouvement doit se doter d’un programme anticapitaliste comme celui avancé par la FGTB de Charleroi.
Préparons-nous à remettre du mouvement dans le mouvement syndical. Le syndicat est à nous. Démocratisons-le, rendons-le plus combatif et mordant. Notre syndicalisme doit avoir plus confiance dans l’action collective que dans la concertation et la négociation. C’est ce à quoi s’attèlent Révolution/Vonk et les militants syndicaux qui en font partie.
2) La Meuse, 27 mars 2015
3) Débat des Comités d’Action contre l’Austérité le 23 janvier 2015