La crise économique qui sévit depuis six ans, en Espagne, a un impact social et politique sans précédent. Des millions de personnes déclarent que le capitalisme ne marche pas et remettent en cause ses institutions.
Des mobilisations de masses secouent régulièrement le pays. Ce fut le cas en 2013 face aux attaques contre le droit du travail, ou plus récemment pour la revendication d’une République, suite à l’abdication du roi.
Une crise de régime
Des cas individuels révèlent aussi le niveau de colère. Un homme de 37 ans, marié et père de deux enfants, s’est suicidé cet été à Grenade. Ce travailleur du bâtiment et militant antiexpulsions était harcelé par une banque à laquelle il devait 100 000 euros de crédit immobilier. Or, cette banque avait été renflouée par de l’argent public ; elle était donc à l’origine des coupes drastiques dans les dépenses publiques. Les banques possèdent un million de logements inoccupés. Elles ne parviennent pas à les vendre, faute de demande. Mais dans le même temps, elles expulsent de leurs logements les familles qui ne parviennent pas à payer leur crédit.
La Justice, l’Eglise, la Monarchie et toute la classe politique sont minées par des scandales de corruption. Ce sont les symptômes d’une crise de régime. Les institutions politiques de l’Etat espagnol résultent du « compromis historique » des années 70 entre la bourgeoisie et les directions des organisations de la classe ouvrière. Le franquisme fut renversé par un mouvement de masse potentiellement révolutionnaire. Cependant, les directions réformistes des partis socialiste et communiste avaient trahi ce mouvement en acceptant l’établissement d’une monarchie parlementaire et une partie de l’héritage franquiste : maintien du même drapeau espagnol, impunité pour les crimes des franquistes, financement public de l’Eglise… Aujourd’hui, tout cet édifice est mis en cause.
La contestation spontanée du système
Le mouvement des « indignés », en 2011, fut une première expression – qui se voulait « apolitique » – de la colère accumulée contre les institutions. Or, il s’agissait en réalité d’un message très politique : les jeunes affirmaient ne se sentir représentés par aucun parti. Un autre exemple significatif fut l’organisation d’une manifestation qui se fixait pour objectif la dissolution de toutes les institutions, en encerclant le Parlement. Cette manifestation, qui n’était pas organisée par les partis et syndicats traditionnels du mouvement ouvrier, a trouvé un large écho dans la population.
Il y a un gouffre entre le niveau de conscience des travailleurs et les sommets des organisations de la classe ouvrière. Le Parti Socialiste (PSOE) avait lui-même initié les plans d’austérité, sous Zapatero, plans que poursuit l’actuel gouvernement de droite de Rajoy. Izquierda Unida (IU – la « Gauche Unie ») incarne une opposition de gauche plus claire que le PSOE. Mais sa crédibilité a été entamée par des scandales de corruption et sa « gestion » d’institutions locales avec le PSOE, comme à Madrid ou en Andalousie. En conséquence, IU est, elle aussi, la cible du rejet qui frappe le système politique en général.
Bien sûr, les militants politiques et syndicaux jouent un rôle important dans la lutte contre l’austérité. Mais leurs directions n’organisent pas la généralisation des luttes. Et quand cette généralisation se développe, elle n’est pas de leur fait. Ainsi, le 22 mars dernier, une grande « Marche sur Madrid », avec pour mot d’ordre « Pain, emploi, logement », a vu converger 700 000 à 1 million de personnes vers la capitale. Cette manifestation n’était pas organisée par l’UGT ou les Commissions Ouvrières (CCOO), les deux grandes centrales syndicales du pays, ni par la direction d’IU, mais par un petit syndicat régional d’Andalousie.
La volonté de lutter contre le système est forte. Selon un sondage, 25 % de la population espagnole déclare avoir participé à une manifestation au cours de l’année. C’est un chiffre très supérieur aux effectifs des militants et sympathisants des organisations traditionnelles.
L’émergence de Podemos
C’est dans ce contexte que le mouvement lancé en janvier, Podemos (« Nous pouvons »), a rapidement émergé. Il s’agit d’un prolongement politique des mouvements « sans parti » des dernières années. Le succès de Podemos s’explique précisément par sa capacité à lier la critique de l’austérité à celle des limites de la démocratie parlementaire et de ses partis constitués. Ses principales revendications sont d’ailleurs de nature démocratique : les décisions importantes doivent être prises par des assemblées populaires et les élus doivent être révocables à tout moment. Un facteur important tient aussi au rôle de son leader, Pablo Iglesias, un universitaire et ancien militant d’IU. En utilisant un langage radical dans les débats, il incarne bien, pour le public, la nécessaire rupture avec le consensus dominant.
Après avoir réussi à réunir les 50 000 signatures nécessaires à sa participation aux élections européennes, Podemos y a remporté un succès aussi important qu’inattendu : 8 % des voix. Il a recueilli 1,2 million de voix (5 députés européens), contre 1,6 million et 6 députés pour IU. Ce résultat est relativement décevant pour IU, eu égard aux sondages et à l’espace laissé vacant par un PSOE en chute libre. Le succès de Podemos dans des bastions ouvriers, comme à Leganes dans les Asturies, est très significatif. Contrairement à la critique régulièrement adressée au mouvement, Podemos n’est pas seulement l’expression politique des classes moyennes.
Un mouvement « antisystème »
Suite au succès électoral de Podemos, la classe dirigeante a lancé une vaste campagne médiatique visant à discréditer Pablo Iglesias et son mouvement. Les médias expliquaient que s’il parvenait au pouvoir, Podemos plongerait l’Espagne dans le chaos économique. Or cet argument se retourne contre ses auteurs, car il y a déjà le chaos économique en Espagne ! Pablo Iglesias a également été accusé d’être lié au groupe terroriste basque ETA, ainsi qu’aux régimes cubains et vénézuéliens. En cherchant à « criminaliser » Podemos, la classe dirigeante espagnole n’a fait que révéler sa peur de toute contestation, sa propre faiblesse – et a renforcé la popularité de Podemos.
La référence au Venezuela est correcte, en un sens. Après les élections européennes, Pablo Iglesias s’est inspiré du célèbre discours de Chavez, après son coup d’Etat manqué de 1992, dans lequel il disait qu’il n’avait « pas encore atteint [ses] objectifs ». Pablo Iglesias affirme que son mouvement ne vise rien moins que la conquête du pouvoir, afin de transformer réellement le pays.
Il est vrai que le programme économique et social de Podemos est bien plus modéré que les réalisations du mouvement révolutionnaire au Venezuela, où la question du socialisme est par ailleurs posée. Mais ce qui importe, c’est l’interprétation qu’en font les masses. Pour de nombreux travailleurs espagnols, Podemos incarne une alternative crédible à l’actuelle politique de gestion du capitalisme en crise. En témoigne son audience grandissante : de nombreux sondages le placent à plus de 15 % des intentions de vote.
Pour un Front unique Podemos-Izquierda Unida !
L’irruption de Podemos bouleverse l’ordre politique espagnol et oblige les militants du mouvement ouvrier à se positionner. La pression de la base a déjà obligé la direction d’IU à se déplacer vers la gauche. Le dirigeant contesté du groupe parlementaire d’IU, Willy Meyer, a été écarté au profit de Marina Albiol, au discours plus radical. Podemos a aussi un impact, plus ou moins important à ce stade, sur la question nationale qui traverse plusieurs régions espagnoles. Le mouvement défend le droit à l’autodétermination et propose une fédération d’Etats à la place de l’actuel Etat monarchique. Ces mots d’ordre ont eu un écho positif au Pays Basque et surtout en Catalogne.
Il y a de puissantes aspirations unitaires autour de ce nouveau mouvement dans le peuple et dans les organisations de gauche, à commencer par IU. De nombreux militants voient le potentiel d’une alliance électorale entre IU et Podemos. Sous leur pression, des listes unitaires se sont déjà constituées dans plusieurs grandes villes, pour les prochaines élections locales. Il est difficile d’anticiper les prochains évènements, mais il est clair que nous assistons en Espagne à une recomposition de la gauche. Le mouvement unitaire autour d’IU et Podemos pose la question du pouvoir. Les masses ne tolèrent plus de payer pour la crise du capitalisme, pendant que la classe dirigeante se vautre dans ses privilèges. L’impression de nombreux Espagnols est qu’un outil politique est en train de se former pour mettre un terme à cette situation.
Lucha de clases, le journal de nos camarades espagnols, défend auprès des militants d’IU et de Podemos la constitution d’un front unique pour battre la droite au pouvoir. Dans la période révolutionnaire qui s’ouvre, un tel mouvement aurait un impact majeur auprès des jeunes et des travailleurs d’Espagne, mais aussi de France et de toute l’Europe.