Adriano Messina, prend la mesure du phénomène Jeremy Corbyn en Grande Bretagne.
Ed Miliband, l'ancien leader du parti travailliste britannique, a remis sa démission après la nouvelle défaite de son parti aux élections générales de mai 2015.
Des élections au sein du parti ont donc eu lieu pour désigner le nouveau dirigeant. La procédure de sélection avait été modifiée l'année d’avant par Ed Miliband, afin de diminuer le pouvoir des syndicats qui étaient vus par la droite du parti comme étant beaucoup trop militants. La nouvelle procédure n'avait jamais été testée auparavant ; elle donna plus de poids électoral aux militants du parti et aux nouveaux inscrits, qui, selon la droite, auraient dû se trouver plus à droite que les syndicats. Mais le calcul était mauvais : la droite du parti s'est fait prendre à son propre jeu.
Sans ce changement de règles, Jeremy Corbyn n'aurait eu aucune chance face aux autres candidats ; mais il a su brillamment exploiter ce nouveau système dans sa campagne électorale et l'entrée de milliers de nouveaux membres et supporters a redonné vie à la gauche au sein du parti. Il ne faut également pas oublier le rôle de la jeunesse politisée et radicalisée dans ce changement. Cette aile gauche n'est pas spécialement plus forte que celle des années 80, mais le centre et la droite du parti sont actuellement moins puissants qu'à l'époque.
Afin d’anticiper les multiples défis qui se mettront sur la route de Jeremy Corbyn, il est important de comprendre la défaite électorale du parti travailliste britannique du mois de mai. Ed Miliband a commis plusieurs erreurs, dont deux ont coûté particulièrement cher au parti. La première est le manque d'alternative économique proposée aux travailleurs britanniques ; la deuxième, le manque de démocratisation au sein du parti. Ces deux erreurs doivent être reconnues par Jeremy Corbyn pour éviter leur répétition et accroître les chances du parti aux prochaines élections de 2020.
La période Tony Blair et Gordon Brown a modifié la nature du parti en lui faisant prendre un grand virage à droite Ce nouveau tournant, connu sous le nom de New Labour, était fondé sur une politique économique purement néolibérale. En 2008, lors de l’éclatement de la crise financière, la solution de Brown fut d'appliquer l’austérité : les travailleurs britanniques, qui n’ont pas la mémoire courte, punirent le parti aux élections de 2010. Ed Miliband a été élu comme dirigeant car il s'opposait à ce New Labour. Les membres du parti attendaient de lui qu'il change la politique économique du parti, ce que Miliband n’a jamais fait. Son « alternative » économique était identique à celle de ses prédécesseurs, synonyme de plus d’austérité. Nous verrons plus loin comment son cabinet fantôme, composé d'anciens blairistes et d'anciens brownites, y a également contribué.
On comprend donc très clairement ce que les membres du Labour attendent de Jeremy Corbyn : le développement d’une alternative économique vraiment socialiste, capable de trouver des solutions aux problèmes qui se présentent au Royaume-Uni et au reste du monde capitaliste. La nationalisation des secteurs clés de l'industrie sera nécessaire pour rompre avec ce système capitaliste et ouvrir la voie vers le socialisme. C'est une des clés essentielles à une éventuelle victoire du Labour en 2020. De nombreuses personnes sont ouvertes à ces idées socialistes ; Jeremy Corbyn a pour rôle de ne pas laisser filer cette occasion.
Au sujet du cabinet fantôme d'Ed Miliband, composé d'anciens blairistes et brownites.
Ce cabinet fantôme et les parlementaires de l’époque ont eu une très grande influence sur Miliband et sur sa politique. Pour s’en extraire, Corbyn aura comme défi de donner plus de pouvoir aux militants et d'enlever petit à petit le pouvoir concentré autour des parlementaires. Mais il a malheureusement commis l'erreur de faire rentrer des blairistes dans son cabinet, espérant ainsi les amadouer. La seule réponse de la droite du parti fut alors de cracher sur la main ainsi tendue. Ces mêmes parlementaires n'hésitent d’ailleurs pas à critiquer ouvertement leur nouveau leader et admettent qu'ils ne suivront pas ses directives. Un exemple concret en est l'intervention militaire britannique en Syrie.
David Cameron, premier ministre britannique, avait besoin du vote du parlement pour faire intervenir l'armée en Syrie. Jeremy Corbyn, qui se positionne contre toute intervention militaire, a demandé à ses parlementaires de voter contre ; certains ont refusé de le suivre et ont voté avec les conservateurs. Une démocratisation du parti, avec resélection automatique des députés qui n'acceptent pas la politique de Corbyn, permettra de donner plus de pouvoir à la base et aux militants. En faisant cela, Corbyn réussira à s'échapper de l'emprise que les parlementaires ont sur la gestion du Labour. Ralph Miliband, un des théoriciens académiques marxistes les plus connus en Angleterre et père d'Ed Miliband, soulignait, il y a déjà quelques décennies, l'importance pour le parti de se défaire du parlementarisme qui y règne. C'est-à-dire de se défaire du poids excessif accordé au travail parlementaire et aux députés, aux dépens des militants de base et de l'action extraparlementaire de masse. Le seul moyen d'avancer est de donner le pouvoir à la base. C'est seulement par la mobilisation des travailleurs qu'un changement radical sera possible dans notre société.
Jeremy Corbyn est l'homme qui donne espoir à des milliers de jeunes et de travailleurs en Grande-Bretagne. C'est sans doute le leader le plus à gauche qu'ait connu le parti travailliste britannique depuis longtemps. Mais n'oublions pas qu'un homme ne peut changer la donne à lui tout seul : c'est en se mobilisant et en aidant Jeremy Corbyn à rendre le Labour plus démocratique que les travailleurs britanniques auront pour la première fois de leur vie un parti capable de défendre leurs intérêts.