Avec le règne le plus long de l’histoire du Royaume-Uni, la reine Elizabeth II était une véritable relique héritée d’une période de stabilité révolue. Avec sa mort, c’est un nouveau pilier de l’establishment britannique qui s’effrite, en un signe avant-coureur des bouleversements révolutionnaires qui approchent.

Une arme de réserve pour le régime capitaliste

Elizabeth a eu la chance de monter sur le trône juste après la guerre, au début d’une période de croissance économique mondiale. Durant près de 25 ans, l’augmentation presque continue du niveau de vie a assuré une certaine foi en l’avenir et préservé du même coup la stabilité sociale. Les cinquante années suivantes ont été très différentes. La crise mondiale de 1974 et le déclin de plus en plus rapide du capitalisme britannique ont ouvert une période d’intenses luttes de classe, marquée par le Thatcherisme et la « désindustrialisation » de la Grande-Bretagne.

Tout au long de ces années, la monarchie s’est comportée en pilier loyal de l’ordre établi. Robert Hardman, le très respectueux biographe auteur de Queen of Our Times (Une reine de notre temps), affirmait ainsi : « [Elizabeth II] représente tout simplement la constance, un sentiment de permanence et de stabilité. » Même son de cloche du côté du Financial Times, le journal de la grande bourgeoisie britannique, pour qui la reine « représentait la continuité et la stabilité de la Grande-Bretagne de l’après-guerre jusqu’au XXIsiècle ». Cette vision de la monarchie comme « incarnation de la Grande-Bretagne » n’est pas un hasard. La classe dirigeante britannique n’a pas maintenu cette institution médiévale pour des raisons sentimentales, mais pour des intérêts de classe.

Le rôle de la monarchie est en effet précisément de se placer « au-dessus » de la politique, des débats parlementaires et des divisions de la société. Chaque événement public, chaque discours ampoulé de la reine était soigneusement pensé pour correspondre à cette image et pour doter la reine de l’aura d’une figure intemporelle, préservée de la corruption de la société. En cas de troubles révolutionnaires, cela devait lui permettre d’intervenir pour défendre l’ordre établi, en bénéficiant d’une respectabilité sans aucune faille apparente. Loin de l’idée couramment répandue d’une monarchie « folklorique » et dénuée de tout pouvoir réel, la couronne britannique dispose en effet d’une véritable autorité légale, tenue en réserve en temps normal, mais qu’elle pourrait utiliser en cas d’urgence. Les forces armées britanniques comme le gouvernement lui prêtent par exemple un serment de fidélité personnelle.

Dans les années 1960, la famille royale a par ailleurs été largement impliquée dans les projets (finalement avortés) d’un coup d’Etat militaire contre le gouvernement travailliste d’Howard Wilson. En 1975 en Australie, la « prérogative royale » d’Elizabeth II au sein du Commonwealth lui a permis d’aider à renverser le gouvernement démocratiquement élu du travailliste Gough Whitlam, qui venait de mettre en place une série de réformes progressistes au grand dam de la bourgeoisie australienne et des Etats-Unis. Ce coup d’Etat était aussi un galop d’essai pour pouvoir répéter cette manœuvre en Grande-Bretagne, qui était alors plongée dans une profonde crise politique et sociale. L’échec des grandes grèves des années 1970 et 1980 a finalement rendu cette intervention de la monarchie inutile. Mais cela ne signifie pas que le rôle réactionnaire de la couronne soit devenu une chose du passé pour autant. La monarchie conserve tous ses pouvoirs et n’hésitera pas à les utiliser contre le mouvement ouvrier, si le besoin s’en fait sentir.

Crise du régime, crise de la monarchie

Pour autant, son aura ne brille plus autant que par le passé. La crise du capitalisme britannique s’est accompagnée de la crise de toutes ses institutions, y compris de la monarchie. Les querelles personnelles entre les membres de la famille royale, les accusations de racisme, la corruption et les scandales se sont accumulés et ont fini par percer le mince vernis de la pompe et du protocole. Ces dernières années, les liens étroits qu’entretenait le prince Andrew avec le violeur pédophile Jeffrey Epstein ont particulièrement entaché l’image de respectabilité soigneusement élaborée autour de la « Firme », comme la surnomment certains des propres membres de la famille royale.

La reine avait néanmoins échappé en grande partie à cette hostilité croissante, notamment du fait de son âge et de sa longévité. En plein milieu de la crise, elle incarnait le souvenir d’une époque depuis longtemps révolue, mais dont la classe dirigeante entretient sciemment la nostalgie. Sa disparition, dans une époque de bouleversements sociaux et économiques, vient fragiliser un des principaux piliers du régime capitaliste en Grande-Bretagne.

L’idée que le prince Charles, en devenant Sa Majesté Charles III, puisse combler le vide laissé par sa mère et bénéficier de la même autorité est complètement exclue. Le nouveau roi est en effet vu d’une façon bien moins positive par la population britannique – à tel point que beaucoup avaient évoqué la possibilité que la couronne « saute une génération », et que le prince William hérite directement du trône à la place de son père. En réalité, cela n’aurait pas été d’une grande aide. Qu’elle soit incarnée par Charles ou par William, la monarchie ne sera plus jamais la même. Son image a été profondément ternie par les scandales, et elle est de plus en plus perçue comme complètement coupée de la vie quotidienne des gens ordinaires et des problèmes qu’ils subissent.

Cette situation est très dangereuse pour la classe dirigeante. De son point de vue, la mort de la reine et l’accession de Charles au pouvoir n’auraient pas pu se produire à un pire moment : le gouvernement est en ébullition, Liz Truss vient à peine de prendre ses fonctions au 10 Downing Street après une guerre fractionnelle féroce dans le parti conservateur, tandis que la Grande-Bretagne et le monde entier sont en proie à une crise économique d’une profondeur inédite. Dans ce contexte, la classe dirigeante tente d’utiliser la mort de la reine pour étouffer la lutte des classes sous le « deuil national » et pour encourager le nationalisme. Cela a rencontré quelques succès, pour l’instant. Les dirigeants syndicaux se sont par exemple pliés en quatre pour « présenter leurs respects » à la famille royale, quitte à interrompre les grèves qui se développaient depuis cet été et même à reporter le congrès de la fédération des syndicats.

Mais les sentiments patriotiques et l’« unité nationale » seront de courte durée. L’aggravation de la crise économique, le fardeau qu’elle fait peser sur les épaules de la classe ouvrière et de la jeunesse vont revenir au premier plan et poser concrètement toutes les questions que la classe dirigeante essaie de dissimuler sous 10 jours de « deuil national ». Et il ne fait aucun doute que ce processus sera aussi encouragé par le comportement provocateur du gouvernement de Liz Truss, qui a promis de mener une véritable guerre de classe contre les travailleurs. La stabilité dont rêve la classe dirigeante est bien révolue et la monarchie ne lui sera plus d’aucun secours pour enrayer la lutte des classes. Un à un, les piliers de l’ordre établi montrent des signes de fragilité.

Dans ce contexte, le décès de la reine Elizabeth II marque la fin d’une ère de stabilité relative, et le début d’une nouvelle période de tempête et de convulsions sociales dont le capitalisme britannique ne sortira pas indemne. Lorsque la future révolution socialiste le renversera, elle balayera du même coup la monarchie et tous les oripeaux féodaux qui l’accompagnent.

Cet article a été publié par nos camarades de Socialist Appeal le 9 septembre 2022.

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