Nous publions une lettre qui nous a été envoyée par un camarade de la Tendance Marxiste Internationale qui visite actuellement Beyrouth et est témoin des événements révolutionnaires se déroulant au Liban.
Lorsque je suis arrivé à Beyrouth il y a dix jours, en congés, j’ai immédiatement essayé d’avoir une idée de la situation politique et de l’état d’esprit des habitants d’ici. J’ai demandé aux deux colocataires avec lesquels je réside ce qu’ils pensaient de la perspective d’une révolution libanaise : « Impossible, cela ne se produira jamais ici » ont-ils répondu en riant, dans une posture nihiliste qui cache leur désespoir. « Tout est foutu, mais personne ne fait rien. » A leur scepticisme, j’ai répondu : « Il y aura toujours un point de rupture qui déclenchera un mouvement révolutionnaire. » Bien que tous deux participent encore activement à des manifestations, ils ont perdu espoir suite aux actions de protestation en 2015, lors de la crise des déchets. « Il y aurait dû y avoir un point de rupture », m’ont-ils déclaré.
Dans une boutique d’objets artistiques, j’ai interrogé à ce sujet un commerçant communiste, la nuit précédant l’explosion des protestations ; les réponses ont été similaires. S’exclamant « tovarich » [« camarade » en russe, NDT] avec enthousiasme, il était plus excité par l’idée de rencontrer un camarade que par celle d’une révolution libanaise.
Lors de la première nuit des manifestations, tandis que nous nous tenions tous deux à l’arrière, nous protégeant des gaz lacrymogènes, j’ai parlé avec un homme qui regardait les milliers de Beyrouthins prenant courageusement les rues pour exiger le renversement du gouvernement. « Que pensez-vous qu’il arrivera ? » ai-je demandé. « Rien, rien ne changera ».
La révolte a explosé spontanément la nuit de jeudi, après l’annonce d’une taxe sur Whatsapp [une application mobile de messagerie instantanée, NDE], parmi d’autres nouvelles mesures d’austérité. Les politiciens et capitalistes libanais essayent d’imposer toujours plus d’austérité alors que les travailleurs continuent de souffrir. Le taux de chômage du pays atteint les 30 %, la dette publique s’élève à 150 % du PIB et le salaire minimum est de 450 dollars, tandis que le coût de la vie explose et que la monnaie est dévaluée. C’est le point de rupture : après des années de rage latente et d’attaques sur le niveau de vie, les masses du Liban sont en mouvement. Mes colocataires restaient toujours sceptiques : « Est-ce réel ? »
Les deux premières nuits ont été marquées par des barricades et des incendies, avec une foule de manifestants bloquant le tunnel menant à l’aéroport afin que les politiciens ne puissent pas fuir le pays. Les deux nuits se sont terminées violemment, sous l’action de la police et de l’armée, avec quelques émeutes et bris de vitrines par des manifestants frustrés.
Au cours des jours suivants, le nombre de manifestants a grossi. Samedi, ils étaient environ 300 000 rien qu’à Beyrouth et 1,2 million à travers le pays (sur une population de 6 millions). Malgré la répression brutale de l’Etat – à grand renfort de canons à eau, de gaz et de tabassage –, les gens sont descendus dans la rue pour la quatrième journée consécutive.
Alors que j’écris ces lignes, il semble qu’il y ait encore plus de manifestants [Selon les informations, plus de deux millions de personnes ont pris part aux manifestations de samedi, NDE]. Les masses libanaises font preuve d’une détermination et d’un courage incroyables dans leur effort pour renverser le gouvernement. Les gens en ont marre et sont furieux. Ils veulent du changement et dénoncent les responsables de leur situation. Il est évident que de nombreux manifestants sont dans les rues pour la première fois et ont atteint leurs limites.
Quelques exemples de slogans :
« Le peuple veut la chute du régime »
« Voleurs »
« Révolution »
« On emmerde les politiciens ! »
Et surtout :
« Tous, ça veut dire tous ! Nasrallah est l’un d’entre eux ! »
Ce slogan a émergé après l’allocution de Nasrallah, dirigeant du Hezbollah (qui fut un jour populaire). C’est un signe extrêmement positif du dépassement des partis politiques sectaires par les masses. Ce sentiment d’unité de la foule est perceptible depuis la première nuit. Dans un pays fracturé selon de profondes lignes sectaires, avec des gens normalement très loyaux envers leur famille politique, l’absence de drapeaux de partis politiques est très significative. Les Libanais commencent clairement à dénoncer le système dans son ensemble, ainsi que tous les politiciens qui ont mené le pays à la crise ; ils se battent ensemble, sur une base de classe.
Mes colocataires soutenaient que les scènes du samedi ressemblaient plus à un carnaval qu’aux deux premières nuits. Julia, une de mes colocataires, journaliste, a parlé à des enseignants, à des pêcheurs, des chômeurs, des étudiants, des jeunes et des familles. L’atmosphère était festive, avec beaucoup de musique et des drapeaux. Les manifestants ont repris des espaces publics et de vieux bâtiments abandonnés, les transformant en skate parks et en lieux de discussions.
Dans ses interviews, Julia a recueilli des réponses très cohérentes. Elle a ainsi demandé à Dima, une femme de 33 ans, pourquoi elle participait à la journée.
« Nous sommes ici comme tous les autres, parce que nous voulons vivre, rien de plus.
- Quelle est la solution ?
- Il n’y a pas d’autre solution que de faire ce que nous sommes en train de faire. Le gouvernement doit démissionner.
- Quelle sera l’étape suivante ? Y a-t-il d’autres politiciens qui pourraient prendre le pouvoir ?
- Non. Aucun n’est bon. »
Kemal, manifestant de 29 ans avec un master en comptabilité, n’a pas pu trouver d’emploi dans son domaine depuis qu’il a terminé ses études, il y a six ans.
« Nous voulons nos droits élémentaires. De la nourriture, de l’électricité, de l’eau ; ce sont les choses les plus importantes pour un être humain et le gouvernement n’est pas capable de les fournir.
- Quelle peut être la solution ?
- Donner aux gens ce qu’ils veulent.
- D’où venez-vous ?
- Ici, maintenant, au Liban, mon origine n’a aucune importance. Nous sommes ici pour obtenir les droits les plus basiques dont tout être humain devrait jouir. »
La première nuit des manifestations, des événements ont eu lieu près de notre appartement, dans un quartier périurbain du sud de Beyrouth, généralement calme, loin de l’agitation de la ville. Julia est descendue pour parler aux manifestants, tous de jeunes hommes dans la vingtaine d’années ; le plus jeune avait 14 ans.
Ali, 21 ans, toujours à la recherche d’un emploi, a affirmé : « Nous ne manifestons par contre la taxe Whatsapp, mais pour de l’électricité, de l’eau, du pain. » D’autres criaient : « Ce pays est complètement foutu ! », « nous voulons vivre, nous voulons la justice ! »
Le plus jeune d’entre eux est intervenu soudainement : « Ils nous tuent chaque jour ! La pollution est partout, il n’y a plus de nature ! » Il est possible qu’il ait fait référence aux violents feux de forêt qui ont ravagé le Liban, et auxquels le gouvernement a apporté une réponse totalement inefficace.
Les manifestations se sont étendues à tout le pays et notamment aux villes de Tripoli, Sidon, Tyr, Nabatiye, Baalbek, Ghazir et Beqaa, dans une impressionnante vague de colère contre l’establishment politique, balayant les lignes sectaires. La portée géographique de ces manifestations témoigne d’un développement massif et significatif de la conscience.
Les masses dépassent les divisions religieuses et se soulèvent contre la corruption, la pauvreté et l’élite. Certains appellent à une nouvelle constitution démocratique et laïque, sans les éléments sectaires et religieux. Nous soutenons vivement cette revendication !
Mais ce n’est pas suffisant. Le Premier ministre Saad Hariri a une fortune estimée à 1,5 milliard de dollars. Avec une poignée d’autres super riches, lui et ses acolytes dominent l’ensemble de la société aux dépens de millions de travailleurs et de pauvres. Ils devraient être expropriés de leurs richesses, au bénéfice de l’ensemble de la société ! Les travailleurs ne doivent pas payer pour une crise dans laquelle ces voleurs les ont emmenés.
Ce gouvernement est hautement impopulaire et semble sincèrement effrayé par un mouvement qui menace l’ensemble de l’establishment politique. Quatre ministres ont déjà démissionné.
Cependant, personne ne semble montrer la voie à suivre. Il est honteux qu’aucune organisation de travailleurs, qu’aucun syndicat n’aient montré ni direction ni la moindre foi en la classe ouvrière, pas même le Parti Communiste Libanais.
Comme le disait Trotsky, la situation politique mondiale dans son ensemble est caractérisée par la crise historique de la direction du prolétariat : la crise de la direction révolutionnaire. C’est exactement pour cette raison qu’il faut construire une organisation révolutionnaire.
Ces événements marquent le début d’une révolution au Liban. Ils doivent être renforcés par une grève générale nationale qui renversera le gouvernement une fois pour toutes. Aucune roue ne tourne, aucune ampoule ne brille sans la permission des travailleurs. La classe ouvrière ne peut compter que sur ses propres forces pour avancer. Si le gouvernement ne sert pas le peuple, le peuple doit gouverner !
Thawra hatta al-nasr ! Révolution jusqu’à la victoire !