Les Etats-Unis sont entrés dans une période de grande instabilité politique et sociale. La campagne des primaires pour la présidentielle de novembre 2016 est un tournant dans l’histoire de ce pays. Les scenarios élaborés par les dirigeants des deux grands partis de la classe capitaliste, les Républicains et les Démocrates, ont été bouleversés par l’irruption de Donald Trump et Bernie Sanders – le premier sur la droite du spectre politique, le deuxième sur sa gauche. L’establishment américain a perdu le contrôle de la situation.

Les succès de Trump et Sanders ont la même cause fondamentale : le profond mécontentement des masses américaines, qui ont subi des années de précarisation de l’emploi, de stagnation des salaires, d’augmentation du chômage, de désindustrialisation, de coupes budgétaires et autres mesures d’austérité, en particulier depuis la crise de 2008. Les primaires illustrent un processus classique depolarisation politique : les candidats du statu quo perdent du terrain au profit des « extrêmes », car les électeurs cherchent désespérément une solution à leurs problèmes.

Les promesses creuses de Donald Trump

Trump est un démagogue et un milliardaire qui, tout en étant lui-même un pur produit de l’establishment américain, s’en prend désormais violemment au « système » (comme Marine Le Pen en France). Les outrances et les insultes de Trump entrent en résonnance avec la colère de nombreux Américains, auxquels il promet de « rendre sa grandeur aux Etats-Unis », de relancer l’économie et de créer des millions de « bons emplois bien payés ». Ce sont autant de promesses creuses, bien sûr, mais il les formule avec une assurance sans faille, ce qui tranche avec les discours plus policés et prudents de ses concurrents.

Les sections décisives de la classe dirigeante américaine observent la campagne de Trump avec un mélange d’angoisse et de stupéfaction. Elles ne veulent pas laisser ce démagogue instable prendre les rênes du Parti Républicain, et encore moins du pays. Ceci pourrait aboutir à une scission du Parti Républicain et à une candidature « indépendante » issue de ses rangs, pour la présidentielle.

L’ascension de Bernie Sanders

Ayant perdu le contrôle du Parti Républicain, Wall Street a placé ses espoirs dans son deuxième parti, le Parti Démocrate, dont Hillary Clinton – incarnation des intérêts de la bourgeoisie – semblait devoir gagner la primaire haut la main. Mais non ! La campagne de Bernie Sanders, un vieux politicien de gauche jusqu’alors peu connu, n’a cessé de gagner en audience et en puissance, suscitant une immense vague d’enthousiasme. Partout où il tient meeting, des dizaines de milliers de personnes viennent l’écouter. Mi-février, sa victoire dans l’Etat du New Hampshire, 20 points devant Clinton, a eu un puissant impact au niveau national. Par la suite, Hillary Clinton a remporté plusieurs Etats importants, si bien que les médias mainstream la donnent déjà gagnante. Mais ils prennent leurs désirs pour des réalités. A ce stade (début mars), la victoire de Clinton n’est pas encore acquise.

Sanders a donné une expression politique de gauche à l’énorme mécontentement qui travaille les profondeurs de la société américaine. Il se définit comme un « socialiste démocrate » et propose des réformes qui vont droit au cœur de la majorité des Américains : une augmentation substantielle du salaire minimum, une couverture maladie universelle et la gratuité de l’enseignement public, y compris l’université. Or, de très nombreux Américains sont obligés d’avoir deux ou trois emplois pour s’en sortir, n’ont pas de véritable couverture maladie et s’endettent à vie pour faire des études universitaires.

La soif d’idées « socialistes »

Compte tenu des traditions politiques des Etats-Unis, le fait qu’un candidat « socialiste » y suscite autant d’engouement est extrêmement significatif. Les médias ont tenté de l’attaquer sur ce point. En vain ! Des enquêtes d’opinion révèlent ce qui devait bien arriver un jour, même aux Etats-Unis : le capitalisme est de plus en plus discrédité. En juin 2015, c’est-à-dire avant que la campagne de Sanders ne décolle, un sondage de Gallup rapportait que 47 % des Américains se disaient prêts à voter pour un « candidat socialiste » – et 69 % des jeunes de moins de 30 ans. Confirmés par d’autres sondages, ces chiffres illustrent à eux seuls le séisme politique qui est en train de secouer les Etats-Unis.

Il est vrai que le « socialisme » de Bernie Sanders est, au fond, un réformisme de gauche. Il ne veut pas renverser le système capitaliste ; il propose juste de taxer plus lourdement les plus riches (les « 1 % ») au profit des plus pauvres. Or, ce sera impossible dans le cadre d’un système capitaliste en crise ; c’est précisément pour cela qu’une révolution socialiste est nécessaire. Il faudra exproprier les « 1 % », et non seulement les taxer. Mais malgré les sérieuses limites du programme de Sanders, le fait est que des millions d’Américains discutent désormais du socialisme, l’associent à leurs aspirations profondes, à leur soif de justice et d’égalité. Ils sont ouverts aux idées révolutionnaires. Bernie Sanders répète, dans ses meetings, qu’« il faut une révolution politique contre la classe des milliardaires ». On ne serait pas mécontents que des dirigeants de gauche, en Europe, tiennent ce type de langage !

Bernie Sanders fait le plein de voix dans la jeunesse, comme Podemos en Espagne et Jérémy Corbyn en Grande-Bretagne. Quoi d’étonnant ? La jeune génération n’a rien connu d’autre que la crise, les inégalités croissantes, le chômage de masse et les guerres impérialistes. A présent, on lui annonce des décennies d’austérité. Elle observe avec dégoût les politiciens corrompus, achetés par les multinationales, qui débitent tous mécaniquement les mêmes phrases creuses. Hillary Clinton en est un exemple parfait, avec ses vêtements luxueux, sa coiffure toujours impeccable, son sourire figé dans un visage sans vie. A l’inverse, avec ses costumes trop grands, ses cheveux en bataille et son fort accent de Brooklin, Bernie Sanders semble « sincère » : tel est le mot qui revient chez ceux qui le soutiennent. Ce n’est pas un facteur secondaire. Sanders a refusé de financer sa campagne auprès de grandes entreprises, comme le font tous les autres. Il lève des millions d’euros dans la population, chez les jeunes et les travailleurs (27 dollars par don, en moyenne). Cela aussi ne passe pas inaperçu.

Et maintenant ?

Par le passé, Bernie Sanders était un homme politique « indépendant » (ni Démocrate, ni Républicain). En participant aux primaires démocrates, il s’est exposé à la « machine » d’un parti bourgeois qui rejette ses idées et fera tout pour l’écarter – ou, à défaut, le contrôler. Lui-même a déclaré qu’il soutiendrait Hillary Clinton si elle remporte les primaires. Il sèmerait alors la déception parmi ses partisans, dont beaucoup soutiennent les idées de Bernie Sanders – et non le Parti Démocrate.

Si Sanders remporte les primaires, ce qui n’est pas exclu, la direction du parti pourrait toujours lui voler la victoire lors de la Convention, fin juillet, en jetant dans la balance les « super-délégués », c’est-à-dire des bureaucrates qui ne sont pas élus aux primaires, mais constituent 30 % du nombre total des délégués !

Dans cette hypothèse comme dans celle d’une défaite de Sanders aux primaires, une énorme pression s’exercera sur lui pour qu’il rompe avec le Parti Démocrate et soit candidat à la présidentielle comme « indépendant ». Ce serait un pas en avant décisif vers la création d’un authentique parti ouvrier aux Etats-Unis. Les travailleurs américains ont plus que jamais besoin d’un tel parti. Ils n’ont rien à attendre des Démocrates, qui est un parti de Wall Street, comme le Parti Républicain. La bourgeoisie utilise simplement l’image « progressiste » du Parti Démocrate pour canaliser les voix des travailleurs les plus radicalisés. Elle est bien aidée en ceci par les dirigeants nationaux des fédérations syndicales, qui, au lieu de rompre avec les Démocrates, les soutiennent systématiquement. La plupart soutiennent même Hillary Clinton contre Sanders !

Il est impossible de prédire avec précision ce qui va se passer dans les mois à venir, car cela dépend non seulement des résultats des primaires, mais aussi de ce que Bernie Sanders lui-même va décider. Une chose est sûre : le bipartisme américain est à bout de souffle. La bourgeoisie aura le plus grand mal à contrôler les forces populaires soulevées par la campagne de Sanders. La vie politique américaine est en train de changer de façon profonde et irréversible.

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