Le mouvement actuel de protestation en Bosnie représente une nouvelle étape de développement dans le processus révolutionnaire européen. Le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière et de la jeunesse bosniaques est un exemple rayonnant pour les mouvements à venir en Europe et partout dans le monde.
L’Etat de Bosnie-Herzégovine est depuis sa création extrêmement instable. De 1992 à 1995, la population du pays a été confrontée à une guerre civile atroce qui a débouché sur le démantèlement de la Yougoslavie. La guerre, provoquée par l’impérialisme allemand, était un conflit barbare entre les nationalistes croates, serbes et bosniaques.
L’OTAN imposa le fameux Accord Dayton avec comme résultat la division de la Bosnie en deux « entités » (la « Fédération de Bosnie-Herzégovine » et la « République Serbe de Bosnie » — à ne pas confondre avec le pays voisin de la Serbie), basées sur les territoires que chaque camp occupait pendant la guerre. Le District de Brčko, par contre, appartient officiellement aux deux entités, mais n’est gouverné par aucun. Ces entités sont encore divisées en cantons, chacun ayant son propre gouvernement local.
En conséquence, le pays a un appareil d’Etat incroyablement pléthorique, bureaucratique, inefficace et pourri par la pègre. Sa tâche principale est de créer des conditions favorables afin d’attirer le capital étranger cherchant à investir pour faire des profits. Pour s’assurer que le gouvernement accomplisse cette tâche, il est chapeauté par le « Haut Représentant de l’Union Européenne » (actuellement Valentin Inzko). Celui-ci a des pouvoirs presque dictatoriaux, comme le fait de prendre des décisions exécutoires sur tous les sujets, ou d’écarter des fonctionnaires selon son bon vouloir.
En un mot, durant ces 19 dernières années, la Bosnie n’a été qu’une colonie de l’EU. Sous son contrôle, les industries appartenant à l’Etat ont été privatisées. Le contrôle ouvrier (qui existait formellement en Yougoslavie) a été aboli et le pays transformé en terrain propice à l’impérialisme occidental. Pour donner un exemple, 85 % du secteur financier du pays est contrôlé par des banques autrichiennes, contre seulement 3 % pour les banques bosniaques. Et encore aujourd’hui, après toutes ces années, le niveau de vie reste encore très bas. Il est même nettement inférieur à ce qu’il était à la fin du règne de Tito dans les années 1980. La base industrielle est presque entièrement détruite et le chômage a atteint le chiffre ahurissant de 44,6 % de la population active. Les crédits du FMI sont maintenant une source de revenus vitale pour le pays.
La destruction de l’industrie du pays est le résultat des privatisations massives mises en place après la guerre. Ce qui a conduit à des licenciements massifs et à la baisse des salaires pour assurer les profits du gouvernement mafieux. Mais alors que les impérialistes et les bourgeois bosniaques croyaient qu’ils pouvaient continuer leur pillage indéfiniment, quelque chose d’imprévu est arrivé.
De nombreuses entreprises d’Etat ont déjà été privatisées par le passé dans la ville industrielle de Tuzla (Dita, Polichem, Gumara et Konjuh, qui employaient chacune plusieurs centaines d’ouvriers). Les bourgeois ont donc cru qu’ils pouvaient continuer à utiliser leur mode opératoire habituel : privatiser l’entreprise, vendre les installations et déclarer la mise en faillite. Mais le 4 février 2014, 600 manifestants sont descendus dans les rues de Tuzla, appelant à la démission des dirigeants locaux. Ils réclamaient également la renationalisation des entreprises privatisées, une sécurité sociale et le paiement des retraites. Le jour suivant, 6 000 habitants se rassemblaient devant le bâtiment du gouvernement cantonal. Le 6 février, les manifestations s’étendaient et gagnaient Sarajevo, Mostar, Bihac et Tesanj ainsi que d’autres villes. Le 7 février, une vague de 10.000 manifestants a déferlé sur le bâtiment où siège le gouvernement local de Tuzla. Les manifestants ont pris d’assaut l’immeuble, et l’ont réduit en poussière en y mettant le feu.
Des scènes similaires se sont produites un peu partout dans le pays. A Brčko, le maire a même été pris en otage un laps de temps par la foule. Actuellement, les gouvernements des cantons de Tuzla, Sarajevo, Una-Sana et Zenica-Doboj ont démissionné, et le Haut Représentant de l’Union Européenne a menacé la population d’une intervention militaire de l’UE.
Deux choses sont remarquables dans ce mouvement. Tout d’abord, il s’agit nettement d’un mouvement avec un caractère de classe, qui est clairement exprimé dans le contenu des revendications. Pour preuve la Déclaration des Ouvriers et Habitants de Tuzla du 7 février :
Aujourd’hui à Tuzla un nouvel avenir est en train de se créer ! Le gouvernement local a démissionné, ce qui signifie que la première revendication des manifestants a été satisfaite et que les conditions sont remplies pour résoudre les problèmes existants. La colère et la rage accumulées sont les causes des comportements agressifs que l’on a pu voir. L’attitude des autorités a créé les conditions jusqu’à faire exploser cette rage et cette colère.
Maintenant, dans cette nouvelle situation, nous souhaitons diriger la colère et la rage vers la construction d’un système de gouvernement productif et utile. Nous appelons tous les citoyens à soutenir la réalisation des objectifs suivants :
1. Maintien de l’ordre public et de la paix par la coopération entre les habitants, la police et la protection civile afin d’éviter toute criminalisation, récupération politicienne et manipulation des manifestations.
2. La mise en place d’un gouvernement technique, composé d’experts, non-politiciens, et de membres non compromis. Cela doit être des gens qui n’ont jamais eu aucun rôle, à quelque niveau que ce soit, dans le gouvernement et qui dirigeront le canton de Tuzla jusqu’aux prochaines élections de 2014. Ce gouvernement [temporaire] devra soumettre ses plans et ses rapports hebdomadaires sur son travail et la réalisation des objectifs qu’il s’est donnés. Le travail du gouvernement sera contrôlé par tous les citoyens intéressés.
3. Résolution, à travers une procédure rapide, de toutes les questions relatives à la privatisation des entreprises suivantes : Dita, Polihem, Poliolhem, Gumara, et Konjuh. Le gouvernement doit :
- Reconnaître l’assurance vieillesse [retraites] et la sécurité sociale pour les travailleurs.
- Mettre en place des tribunaux pour les crimes économiques [corruption] et poursuivre ceux qui y sont impliqués.
- Confisquer les propriétés obtenues illégalement.
- Annuler les accords de privatisation [de ces entreprises].
- Préparer une révision de la privatisation.
- Rendre les usines aux travailleurs et mettre tout sous le contrôle du gouvernement afin de protéger les intérêts publics, et lancer la production dans les usines là où c’est possible.
4. Egalisation des salaires des représentants du gouvernement avec les salaires des travailleurs des secteurs publics et privés.
5. Suppression des revenus supplémentaires des représentants du gouvernement, en plus de leur salaire, au nom de leur participation à des commissions, comités et autres, ainsi que les autres formes de primes irrationnelles et injustifiées par rapport à celles auxquels ont droit tous les travailleurs.
6. Suppression des salaires des ministres, éventuellement d’autres fonctionnaires d’Etat, dès la fin de leurs mandats.
Cette déclaration est mise en avant par les travailleurs et les habitants du canton de Tuzla pour le bien de nous tous.
Ceci est clairement un document de nature prolétaire. Ce sont les revendications des ouvriers, de la jeunesse et des retraités, qui ont compris qu’il n’y a pas de futur pour eux dans les conditions actuelles. Ils ont compris également que les privatisations et le « libre marché » ne peuvent pas les aider ou améliorer leurs conditions d’existence. Ils confrontent le gouvernement à ce dilemme : ou bien les conditions de vie sont améliorées de manière importante (ce que le gouvernement est incapable de réaliser — de par sa nature même), où il va être renversé par les masses (ce qui est la seule véritable option).
Dans ce mouvement, il n’y a pas de place pour le nationalisme et le chauvinisme — les terribles démons qui ont accablé de tant d’horreurs inimaginables les peuples de Yougoslavie, et ce durant les 30 dernières années. Dans la lutte, les travailleurs et la jeunesse bosniaques ont pris pleinement conscience que le nationalisme et le chauvinisme ne sont rien d’autre qu’une tactique de division utilisée par la bourgeoisie, dont le but est de les faire s’entretuer afin qu’ils ne combattent pas leurs véritables oppresseurs. Aujourd’hui, les masses ne sont pas en train de se battre au nom du nationalisme ou de la religion. Elles se battent pour changer concrètement leurs conditions d’existence, ce qui est impossible de réaliser sous le capitalisme.
La deuxième caractéristique importante de ce mouvement, ce sont les méthodes employées par les manifestants. Le processus révolutionnaire s’est développé en Bosnie avec une rapidité extraordinaire, à couper le souffle. Les travailleurs de Tuzla n’ont eu besoin que de 3 jours pour réussir à démanteler l’appareil d’Etat local et faire démissionner le gouvernement de leur canton. Bien sûr, ce jeune appareil d’Etat était beaucoup plus faible comparé à nos vieilles institutions d’oppression bien établies, présentes dans toute l’Europe de l’Ouest.
Mais le facteur principal était le courage et la détermination des masses qui ne pouvaient plus supporter d’être traitées comme des animaux. Le mouvement s’est développé très vite en poussant toujours plus à gauche, acquérant ainsi un caractère insurrectionnel, occupant et brûlant les bâtiments gouvernementaux. Ce fut la clé de ses premiers rapides succès.
De plus, le mouvement est allé encore plus loin à Tulza, en instaurant une assemblée populaire (Plenum) afin de prendre « les choses en main », et remplacer le gouvernement local. Confrontés à l’expérience concrète de la décomposition et la dégénérescence du capitalisme, la jeunesse et les travailleurs de Bosnie ont réalisé qu’ils doivent briser l’Etat capitaliste, qui est responsable de leurs problèmes. Ils savent qu’ils doivent le remplacer avec quelque chose de meilleur : un gouvernement qu’ils contrôlent directement. C’est un développement très important.
Les organisations de ce type – le contrôle démocratique par les masses – apparaissent à chaque fois que la classe ouvrière prend son destin entre ses propres mains. C’est arrivé pendant les révolutions russes de 1905 et 1917, ainsi qu’en Espagne en 1936, et en Tchécoslovaquie en 1968, etc. Nous pourrions citer une multitude d’exemples historiques de ce genre. En fait, ces assemblées populaires représentent l’embryon d’un Etat ouvrier. Afin de créer les conditions d’un Etat qui soit véritablement à l’écoute des besoins de tous les travailleurs, il est absolument nécessaire pour les assemblées populaires de se propager à travers tout le pays, en s’organisant localement, régionalement et nationalement, pour se préparer à la prise du pouvoir.