A l’approche du centième anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, Arte diffuse un documentaire intitulé Jaurès est vivant ! Le travail sur les images d’archives est admirable. Mais pour le reste, il s’agit d’une interminable accumulation de distorsions du marxisme et de la pensée de Jaurès, sur fond de canonisation du « réformisme » et de « l’idéalisme » du grand dirigeant ouvrier.

jeaurès

On pense à ce qu’écrivait Lénine au début de L’Etat et la révolution : « Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. »

Les défauts des idées de Jaurès, qui n’a jamais entièrement adhéré au marxisme, l’exposent particulièrement à ce type de procédés. Les auteurs du documentaire n’ont pas de mal à citer des propos de Jaurès qui servent leur point de vue. Mais ce faisant, ils en dressent un portrait unilatéral. Le casting du documentaire nous y préparait. Les commentaires sont notamment de : Vincent Peillon, renégat de la « gauche du PS » et récent ministre du gouvernement de François Hollande ; Edmond Maire, ex-secrétaire général de la CFDT, qui a piloté la dérive droitière de la confédération à partir de la fin des années 70 ; Mireille Delmas-Marty, universitaire bardée de titres honorifiques, qui noie Jaurès dans des commentaires creux et hors-sujet ; enfin, cerise sur le gâteau, Henri Bentégeat, chef d’Etat-major des forces armées françaises entre 2002 et 2006, qui vante les mérites « jauressiens » de l’armée impérialiste française actuelle !

Les distorsions virent parfois à la caricature. Par exemple, la voix off affirme : « Jules Guesdes, l’autre leader majeur, est un marxiste efficace et sommaire. Il refuse le gradualisme dans les réformes, parce qu’à ses yeux toute amélioration partielle du sort des prolétaires risquerait d’affaiblir leur énergie de révoltés et la chance d’un grand soir, où le capitalisme serait d’un seul coup renversé. » Ceci n’a aucun rapport avec le marxisme, selon lequel la lutte pour des réformes est non seulement souhaitable, mais même indissociable de la perspective révolutionnaire. Loin d’« affaiblir leur énergie de révoltés », la lutte pour des réformes prépare les travailleurs à la révolution. C’est là le b-a ba du marxisme. Mais les auteurs du documentaire ont besoin de caricaturer le marxisme pour mieux faire ressortir la « modernité » d’un Jaurès qu’ils réduisent à l’« humanisme » et l’« universalisme » bourgeois les plus plats.

Il est vrai que sur bien des questions importantes, comme par exemple les colonies françaises, Jaurès se tenait sur la droite de la IIe Internationale. Lénine le critiquait sévèrement. Il n’a jamais réellement défendu le point de vue marxiste sur l’Etat, la nation et l’internationalisme prolétarien. Ses idées politiques étaient marquées par le développement du capitalisme d’avant-guerre, qui s’accompagnait de conquêtes sociales et d’une croissance rapide des organisations de la classe ouvrière. C’était l’âge d’or du réformisme, dont Jaurès fut l’un des représentants les plus talentueux. Grâce à son énergie et l’audace de sa pensée, Jaurès emportait l’enthousiasme, stimulait, mobilisait. Les premières grèves qu’il a défendues ont tissé un lien avec les travailleurs qui n’a cessé de se développer par la suite. C’est cela que la bourgeoisie haïssait en lui. Jaurès mort, elle cherche à le transformer en icône du réformisme.

On pouvait espérer que Patrick Le Hyaric, député européen PCF et directeur de L’Humanité, relèverait un peu le niveau du documentaire. Or il abonde dans le même sens. Il explique par exemple que « depuis les années 75-76, les communistes sont jauressiens. […] On est plus au grand soir. On est plus à la dictature du prolétariat. On est plutôt du côté de ce qu’a repris Jaurès, c’est-à-dire de l’évolution révolutionnaire ». On a vu où cette prétendue « évolution révolutionnaire » a mené le PCF, à force de reculs idéologiques, en particulier après la chute des régimes staliniens d’URSS et d’Europe de l’Est. Malgré le caractère parfois confus des idées de Jaurès, elles se tenaient très au-dessus de ce que la direction du PCF a produit, sur le plan théorique, depuis le milieu des années 70. Et le puissant tribun, l’adversaire honni de la réaction et l’infatigable militant font toujours de Jaurès, un siècle après sa mort, la figure la plus marquante de l’histoire du mouvement ouvrier français.

A nos lecteurs qui ne le connaissent pas, nous conseillons vivement l’article de Trotsky sur Jean Jaurès. C’est une excellente réponse aux distorsions du documentaire d’Arte.

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