Depuis plusieurs mois, les tensions militaires et diplomatiques autour de l’Ukraine font l’objet d’une inquiétude croissante de la part de la presse bourgeoise et des chancelleries internationales. De nombreuses unités militaires russes sont concentrées à proximité de la frontière ukrainienne.
Le gouvernement américain prétend qu’une invasion de l’Ukraine est « imminente ». Mi-janvier, le Kremlin a fait monter la pression en annonçant la tenue de manœuvres militaires en commun avec la Biélorussie, tandis que des navires d’assaut amphibie étaient envoyés pour renforcer la flotte russe de la Mer Noire.
De son côté, l’OTAN a annoncé l’accroissement de son aide militaire à l’Ukraine. Le 25 janvier, Joe Biden déclarait avoir mis en alerte près de 8 500 soldats américains. De nouveau, une partie de la presse bourgeoise agite le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Qu’en est-il réellement ?
L’impérialisme russe
Cette crise est le prolongement direct de la politique menée par Vladimir Poutine pour renforcer le poids de la Russie sur la scène internationale. Dans les années 1990, les Etats-Unis et leurs alliés ont profité de l’affaiblissement de la Russie – après la chute de l’URSS – pour étendre leur sphère d’influence au détriment de Moscou. L’OTAN s’est élargie loin à l’Est, intégrant la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et les pays baltes (entre autres). En 1999, la guerre menée par l’OTAN contre la Yougoslavie, alliée de Moscou, fut une humiliation pour la classe dirigeante russe.
Dans les années 2000, la hausse des cours du pétrole et du gaz a permis un rétablissement spectaculaire de l’économie russe. Sur cette base, le régime de Vladimir Poutine – arrivé au pouvoir en 1999 – a engagé une politique visant à réaffirmer le contrôle de Moscou sur ses positions impérialistes dans le Caucase, en Europe de l’Est et au Moyen-Orient (entre autres). La guerre contre la Géorgie, en 2008, a marqué un tournant : la Russie signifiait à l’OTAN que, désormais, elle défendrait fermement son pré carré.
La crise ukrainienne de 2014
Jusqu’en 2014, la classe dirigeante ukrainienne maintenait un relatif équilibre entre Moscou et les puissances occidentales. Mais le 22 février 2014, le soulèvement de l’extrême-droite ukrainienne (le mouvement « Euro-Maïdan ») bouleverse ce fragile édifice. Le gouvernement de Viktor Ianoukovytch, relativement pro-russe, est renversé. Soutenu par les Etats-Unis, le nouveau gouvernement annonce immédiatement sa volonté de se rapprocher de l’Occident – et prend des mesures contre l’usage des langues minoritaires : une provocation visant l’importante minorité russophone.
Quelques jours plus tard, une insurrection éclate dans l’Est du pays, qui est majoritairement russophone. Deux « Républiques populaires » y sont proclamées par les insurgés : à Lougansk et Donetsk. Le 26 février, des forces spéciales russes occupent la Crimée. Cette région stratégique, base de la flotte russe de la Mer Noire et majoritairement russophone, est ensuite annexée par la Russie.
De leur côté, le gouvernement de Kiev et les milices d’extrême-droite répriment férocement la gauche et les milieux « pro-russes » (qui sont loin d’être tous de gauche). Le parti communiste est interdit ; l’un de ses dirigeants est passé à tabac par des néo-nazis ; d’autres néo-nazis incendient la maison des syndicats d’Odessa (32 morts). Appuyée par des miliciens néo-nazis, l’armée ukrainienne est envoyée réprimer l’insurrection qui s’étend au Donbass, dans l’Est du pays.
L’OTAN fournit alors à l’Ukraine une aide militaire substantielle, notamment en équipant et en entraînant les milices d’extrême-droite. Les Etats-Unis et l’UE prennent des sanctions économiques contre la Russie. Si ces dernières contribuent d’abord à souder la population autour du régime de Poutine, leurs effets retombent sur la classe ouvrière russe.
Dans le même temps, la Russie intervient directement dans le Donbass. Des milliers de volontaires et de mercenaires y sont acheminés, mais aussi des soldats réguliers et du matériel. Entre juillet 2014 et février 2015, cette intervention sauve les deux « Républiques populaires », repousse l’armée ukrainienne et stabilise la ligne de front sur ses positions actuelles. Des accords diplomatiques (« Minsk I » et « Minsk II ») sont ensuite signés. Ils prévoient la réintégration pacifique de la région dans le giron ukrainien, en échange d’une autonomie accrue et du respect des droits de la minorité russophone. Mais ces accords n’ont pas été appliqués – et le cessez-le-feu n’a jamais vraiment été respecté.
Moscou et Kiev
L’actuelle démonstration de force de l’armée russe est accompagnée de demandes concrètes : Moscou exige – entre autres choses – que l’OTAN cesse de s’étendre en Europe de l’Est, que les troupes occidentales présentes aux frontières de la Russie (notamment dans les pays baltes) en soient retirées, et que les accords de Minsk soient enfin appliqués par Kiev. La presse bourgeoise occidentale a immédiatement hurlé au scandale : par cet « ultimatum », Moscou violerait la « souveraineté » des pays baltes, de l’Ukraine et de l’Europe « démocratique ».
C’est totalement hypocrite. Oui, Poutine menace d’utiliser la force pour faire pression sur d’autres pays. Mais ses homologues occidentaux font de même et ne se contentent pas toujours de menaces. Par exemple, depuis 2010, la France est intervenue militairement en Libye, en Centrafrique, au Mali et en Syrie. Ces derniers temps, Paris crie au scandale parce que le gouvernement malien ose demander à être consulté avant que des troupes étrangères stationnent sur son territoire... Où est le respect de la « souveraineté » dans ces cas-là ?
Vladimir Poutine poursuit également des objectifs de politique intérieure. La forte popularité dont il jouissait, en 2014, n’est plus qu’un souvenir ; elle a été minée par la crise économique, les politiques d’austérité, la répression et de nombreux scandales de corruption. L’an dernier, le gouvernement russe a été confronté aux manifestations les plus importantes, dans ce pays, depuis des décennies. Poutine espère que l’actuelle confrontation avec l’Occident lui permettra, de nouveau, de jouer sur le nationalisme pour consolider son régime. Cependant, c’est une stratégie risquée, car toutes ces tensions fragilisent l’économie russe – et donc le niveau de vie de la population.
De son côté, le gouvernement de Kiev s’efforce de tirer profit de cette crise, et notamment de faire oublier les scandales de corruption qui le minent. La « menace russe » est aussi un bon prétexte pour réprimer les opposants, soit légalement, soit illégalement. Des chaînes de télévision ont été fermées parce qu’elles critiquaient le gouvernement ; ce dernier les a assimilées à des agences de « propagande russe ». De nombreux opposants ont dû fuir le pays pour échapper aux balles des milices d’extrême-droite, qui sont toujours soutenues par l’OTAN.
Néanmoins, la position du gouvernement ukrainien est contradictoire : si les menaces de guerre permettent de museler les opposants, elles inquiètent les marchés et fragilisent l’économie ukrainienne. D’où l’attitude schizophrène du président Zelensky : il agite le spectre d’une guerre totale… tout en s’efforçant de rassurer les investisseurs en niant qu’une guerre soit imminente.
Les Etats-Unis affaiblis, l’UE divisée
Cette crise est aussi le reflet de l’affaiblissement de la super-puissance américaine. Après la débâcle des Américains en Irak et en Afghanistan, la perspective de nouveaux engagements militaires est très impopulaire aux Etats-Unis. En outre, Washington essaie depuis des années de faire basculer le centre de gravité de sa politique militaire et diplomatique vers le Pacifique, face à la Chine. C’est pourquoi Biden se contente de mesures symboliques, comme l’annonce de la mobilisation de 8 500 soldats. On se demande bien ce qu’ils pourraient faire face aux dizaines de milliers d’hommes que Poutine est capable de concentrer sur la frontière ukrainienne.
En fait, il ne reste à Washington que l’arme de nouvelles sanctions économiques. Et encore, même celles-ci ne seront pas si faciles à mettre en place, car elles ne font pas l’unanimité parmi les « alliés » des Etats-Unis. L’Allemagne, par exemple, est étroitement liée à la Russie sur le plan économique, notamment à travers le projet de gazoduc Nord Stream (auquel les Américains s’opposent). Le gouvernement allemand est donc divisé : le SPD est plutôt réticent à de nouvelles sanctions, tandis que les Verts les réclament avec enthousiasme.
Tout ceci a clairement fissuré « l’unité » que souhaiterait afficher l’OTAN. Par exemple, l’Allemagne a interdit à des avions britanniques de survoler son territoire pour acheminer des armes vers Kiev. Elle a aussi refusé de donner son accord à l’envoi d’obusiers estoniens vers l’Ukraine.
Une guerre imminente ?
Certes, la situation actuelle ne se réduit pas à de simples opérations de propagande. Les concentrations de troupes russes sont impressionnantes, notamment celles envoyées en Biélorussie. Egalement impressionnants sont les achats démonstratifs d’armements par le gouvernement ukrainien.
Cependant, si des unités russes sont concentrées aux frontières de l’Ukraine, elles manquent pour l’instant de toutes les infrastructures qui seraient nécessaires pour une offensive de grande ampleur : hôpitaux de campagne, réseaux logistiques, etc. Dans certains cas, le matériel militaire (chars, canons, etc.) a voyagé seul jusqu’à la frontière russo-ukrainienne, tandis que les hommes sont restés dans leurs casernes, parfois situées à des milliers de kilomètres de là. Dans ces conditions, à l’heure où nous écrivons ces lignes, il est difficile d’imaginer une offensive « imminente ».
Une attaque limitée ou des frappes ciblées de l’aviation russe contre des positions militaires ukrainiennes ne sont pas à exclure, même si ce n’est pas le scénario le plus probable. Par contre, une invasion de l’Ukraine est très improbable. Même si l’armée ukrainienne serait parfaitement incapable d’arrêter une offensive russe, l’Ukraine est un pays gigantesque, et une partie conséquente de sa population serait prête à se mobiliser contre un éventuel envahisseur russe. Pour Moscou, cela reviendrait à s’engager dans une longue guerre de contre-insurrection, très coûteuse en argent et en hommes – et donc très impopulaire, à terme.
Il est donc tout à fait possible, et même probable, qu’un accord soit finalement conclu. Si le gouvernement américain a exclu d’empêcher formellement l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, plusieurs officiels américains ont laissé entendre qu’ils pourraient concéder à Poutine une réduction de la présence militaire américaine en Europe, voire même négocier un délai pendant lequel toute demande d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait rejetée. Pour l’instant, Moscou rejette ces ouvertures, mais pourrait les accepter plus tard. En concentrant des forces militaires d’une façon très visible, Poutine fait surtout monter la pression en vue de futures négociations.
Quoi qu’il en soit, un accord ne pourra se faire que sur le dos des travailleurs russes et ukrainiens. Et cette crise ne sera pas la dernière. La crise mondiale du capitalisme aggrave les tensions entre puissances impérialistes. On le voit en Ukraine, mais aussi dans le Pacifique, au Moyen-Orient ou dans le Sahel. Partout, les grandes puissances entrent en conflit pour se disputer les marchés et les sphères d’influence, piétinent les populations civiles et font peser le lourd fardeau des dépenses militaires sur les travailleurs de tous les pays.