Avec son message de progrès humain et de résistance face à l'oppression, Prométhée enchaîné d'Eschyle inspire les révolutionnaires depuis des milliers d'années. Dans cet article, Jesse Murray-Dean explore les principaux thèmes de la pièce, le contexte historique dans lequel elle a été écrite, ainsi que l'influence qu'elle a exercée jusqu'à aujourd'hui.

Les « lumières » de la Grèce antique compte parmi l’une des périodes plus importantes de l'histoire humaine. Des révolutions politiques, intellectuelles et culturelles éclatèrent et se mêlèrent, d'une façon jamais vue auparavant. Cette période est comparable à la Renaissance des XVe et XVIe siècles et aux Lumières du XVIIIe siècle.

Athènes était l'épicentre du monde grec aux Ve et IVe siècles avant notre ère. Elle était réputée pour ses philosophes, ses scientifiques et ses démocrates, ainsi que pour son art nouveau et original : le drame.

Lorsque la constitution démocratique fut établie, le festival théâtral athénien fut transformé en un élément important de la nouvelle démocratie. À travers leurs pièces, les grands poètes dramatiques voulaient contribuer au développement des idées de la société.

Le drame tragique Prométhée enchaîné, attribué à Eschyle et écrit au Ve siècle avant notre ère, est emblématique de cette période remarquable. Cette pièce, la plus grandiose et la plus spectaculaire des tragédies grecques parvenues jusqu'à nous, exprime les idées politiques et scientifiques les plus avancées de la nouvelle démocratie athénienne.

Non seulement cette œuvre était géniale pour son temps, mais elle a résonné à travers les âges auprès des éléments les plus progressistes de la société.

HÉSIODE ET ESCHYLE

Cette pièce se base sur le mythe de Prométhée tel qu'on le trouve dans les poèmes épiques du VIIIe siècle avant notre ère attribués à Hésiode. Le public athénien connaissait bien les œuvres d'Hésiode qui, avec les poèmes d'Homère, peuvent être considérés collectivement comme ce qui se rapproche le plus d'une Bible pour les Grecs anciens.

Dans la version d'Hésiode comme dans celle d'Eschyle, le nouveau régime des dieux de l'Olympe, dirigé par Zeus, est récemment arrivé au pouvoir après avoir vaincu l'armée des Titans, les anciens dieux menés par le père de Zeus, Cronos.

Au début du règne de Zeus, un Titan rescapé, Prométhée, vole le feu aux dieux et, après l'avoir dissimulé dans une tige de férule, l'offre aux humains. Zeus punit cet outrage en attachant Prométhée à un rocher qui surplombe la mer. Puisqu'il est immortel, le Titan restera là à souffrir pour l'éternité.

Eschyle défend un point de vue tout à fait nouveau, donnant à cette trame un sens différent de celle du mythe d'Hésiode.

Dans Théogonie et dans Les Travaux et les Jours, Hésiode présente la victoire de Zeus sur Cronos comme celle de l'ordre sur le chaos. Même si Zeus est sévère et colérique, il n'en reste pas moins un dirigeant sage et juste. De son côté, Prométhée est un voyou rusé qui a tenté en vain de tromper Zeus et doit en assumer les conséquences.

Le Zeus d'Eschyle est au contraire un usurpateur illégitime à la tête d'une dictature brutale, qui règne par la répression et l'arbitraire, et Prométhée devient un martyr héroïque. Il est puni, non pas pour ses frasques malveillantes, mais parce qu'il s'est rebellé contre un tyran et a sauvé la race humaine.

Pour les Athéniens de l'époque, ce cadre politique est aussi explicite qu'actuel. La lutte de Prométhée contre Zeus fait écho à la lutte de classes ayant permis l'instauration de la démocratie athénienne, tout autant qu'aux difficultés qu'elle a ensuite rencontrées.

ZEUS LE TYRAN

Pour présenter son point de vue, Eschyle utilise le nouvel art dramatique de façon innovante. Les Athéniens le considéraient comme le premier maître du tragique, devant Sophocles et Euripides. D'après Aristote, il serait à l'origine de la création du deutéragoniste (le deuxième acteur) et aurait contribué à développer les dialogues, dont il aurait été un pionnier.

La nature du régime de Zeus est montrée crûment dans une poignante scène d'ouverture, qui dépeint l'enchaînement de Prométhée. Non seulement ses membres sont attachés au rocher avec des rivets et des chaînes, mais sa poitrine est percée d'un pieu. Ce châtiment ressemble à la crucifixion que la justice athénienne réservait aux pires criminels. Il est placé « au bout du monde », pour y être exposé éternellement aux éléments déchaînés.

Héphaïstos, fils de Zeus et dieu de la forge, est contraint d'appliquer cette atroce sentence sous la supervision des sbires de Zeus, Kratos et Bia, qui personnifient respectivement le Pouvoir et la Force.

Ce châtiment vise à briser Prométhée pour qu'il apprenne « à se soumettre à la puissance royale de Zeus, et à ne plus jouer et le fait jusqu'à les bienfaiteurs de l'humanité ». Le thème de la rébellion contre le despotisme, ainsi que les idées nouvelles de l'humanisme éclairé, apparaissent donc clairement dès les premières lignes de la pièce.

Prométhée demeure enchaîne sur scène durant toute la pièce, en une sorte de point focal du drame incarnant l'agonie du régime de Zeus.

LE MOUVEMENT DRAMATIQUE

Le cadre explicitement politique de la pièce a été critiqué par de nombreux classicistes. Par exemple, Oliver Taplin la décrit comme « grandiose et vide », ajoutant qu'elle « est très bien en tant que vision romantique de la résistance face aux pouvoirs de la tyrannie et de la destruction, mais elle ne vaut rien en tant que drame. »

Ces critiques ont évidemment une base de classe, puisque le mouvement dramatique de la pièce défend des idées éminemment politiques.

Au début, Prométhée semble complètement écrasé, réduit à n'être que l'incarnation d'une souffrance terrible. Mais, à travers une série d'épisodes durant lesquels différents personnages lui rendent visite, on découvre peu à peu qu'il détient les clés de la chute de Zeus.

Au fur et à mesure que l'histoire avance, on apprend que Prométhée connaît le secret d'une prophétie selon laquelle une inconnue, enceinte des œuvres de Zeus, donnera naissance à un fils plus puissant que son divin père.

Le supplice de Prométhée n'est donc pas uniquement le châtiment de son crime contre Zeus. Il s'agit également de le torturer pour lui soutirer les détails de la prophétie, car Zeus veut apprendre l'identité de la future mère pour empêcher la prophétie de se réaliser.

Le destin de Zeus est donc entre les mains de Prométhée. Il s'agit certainement d'une particularité unique à l'œuvre d'Eschyle. Plus la pièce avance, plus Prométhée devient audacieux et provocateur.

D'une façon presque imperceptible, la pièce cesse d'être une représentation de douleur et de souffrance, pour devenir une collision d'ampleur cosmique opposant une force irrésistible à une masse immuable.

PROMÉTHÉE INÉBRANLABLE

Si les autres personnages de la pièce reconnaissent tous que Zeus est tyrannique, Prométhée reste le seul à s'opposer à lui, et le fait jusqu'à la fin.

Océan, le vieux dieu des mers remplacé dans le régime de l'Olympe par Poséidon, rend visite à Prométhée par sympathie. Il s'est cependant rallié au nouveau régime et les conseils qu'il donne sont dictés par sa lâcheté. Océan se propose d'être un intermédiaire entre Zeus et Prométhée, pour que ce dernier puisse cohabiter avec l'Olympe, comme de nombreux autres anciens dieux. Mais Prométhée rejette cette idée avec dédain.

Les filles d'Océan, les Océanides, rendent visite à Prométhée et restent avec lui sur scène, jouant le rôle de chœur de la pièce. C'est une caractéristique de toutes les pièces grecques : un groupe d'artistes chante et danse au son de la musique tout en interagissant avec les autres personnages. Bien qu'elles fassent preuve de pitié et de sympathie pour le supplicié, elles sont paralysées par la peur que leur inspire Zeus, remettent en cause constamment le comportement de Prométhée et se lamentent sur la fatalité.

Dans la dernière partie de la pièce, le messager de Zeus, Hermès, que Prométhée qualifie de « valet des Dieux », arrive pour tenter d'enfin faire plier le Titan prisonnier. Il le menace en disant que si la prophétie n'est pas révélée, Zeus provoquera une terrible tempête qui emprisonnera Prométhée sous les débris de la montagne. Puis, après un long séjour dans le Tartare, il sera à nouveau lié au rocher. Ses souffrances deviendront alors encore plus terribles : chaque jour, Zeus enverra un aigle pour dévorer le foie de Prométhée et, celui-ci étant immortel, ses chairs se régénéreront pour qu'il puisse à nouveau être dévoré le lendemain.

Et pourtant, Prométhée demeure inflexible :

« [...] il n'est pas du tout dégradant d'essuyer

D'exécrables sévices de ceux que l'on exècre.

Qu'il lance donc sur moi, une

Boucle à deux vrillons de son feu

Qu'il ébranle l'éther de son tonnerre et de la violence

De ses vents furieux ; qu'il arrache de son souffle

La terre de ses bases avec ses racines,

Que les vagues de la mer en déferlant sauvagement

Bouleversent les routes des astres

Dans le ciel ; qu'il me précipite de toute

Sa force, dans l'inflexible tourbillon de sa

Nécessité, au fond du ténébreux Tartare ;

Il ne pourra pas me mettre à mort. »

Mettant alors ses menaces à exécution, Zeus déchaîne sa tempête. Celle-ci est si forte que le ciel et la mer ne font plus qu'un. Hermès dit au chœur qu'il doit partir s'il ne veut pas risquer de partager le sort de Prométhée. Mais, de façon surprenante, le chœur refuse :

« À quoi bon m'engager à me conduire en lâche ?

Je tiens à partager les douleurs qu'il lui faut subir ;

J'ai appris à haïr les traîtres

Et il n'est point de travers

Qui me lève à ce point le cœur. »

Cet acte de solidarité clôt la tragédie. La pièce se termine donc par un refus complet de tout compromis, et défend avec audace les vertus nouvelles développées par les démocrates radicaux. La classiciste Isabel Ruffell affirme que la pièce « semble cristalliser les stades embryonnaires de la théorie démocratique radicale ».

L'ESSOR DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

La démocratie athénienne est le fruit d'une longue période de lutte de classes. Durant les deux siècles précédents, il y avait eu à travers tout le monde grec une succession de troubles, de guerres civiles et de révolutions - des épisodes que les Grecs désignaient sous le nom de « stasis ».

Quelques siècles plus tôt, la société grecque se trouvait encore au stade que l'anthropologue Lewis Henry Morgan qualifiait de « stade supérieur de la barbarie » : elle était composée presque entièrement d'agriculteurs organisés socialement en gentes et en tribus.

Au VIIIe siècle avant notre ère, une vague d'expéditions coloniales grecques entraîne une augmentation du commerce, ce qui favorise le développement de la production marchande et de la nouvelle économie monétaire. Comme les marchandises sont surtout des produits agricoles, comme les olives ou le vin, les propriétaires terriens les mieux nantis commencent à s'enrichir et à s'approprier le surplus produit par le travail d'un nombre croissant d'esclaves.

Les différences de classe commencent à s'approfondir. De la vieille organisation gentilice émergent de premières formes de la polis, que nous connaissons aujourd'hui sous l'appellation de « cité grecque ». À l'époque d'Hésiode, ces cités sont aristocratiques, les postes dirigeants y sont monopolisés par une poignée de riches familles de propriétaires terriens.

Les fermiers pauvres s'endettent de plus en plus auprès des riches. Au cours des siècles suivants, ces dettes s'accroissent démesurément, ce qui aggrave les inégalités et nourrit le ressentiment de classe.

En parallèle, une nouvelle classe de marchands apparaît, dont une bonne partie n'est pas issue des familles aristocratiques. Vers le milieu du VIIe siècle avant notre ère, conscients de leur poids économique grandissant dans la société, ces marchands commencent à contester le règne héréditaire de l’aristocratie.

L'opposition entre l'aristocratie et le dèmos - un terme qui recouvre toute la population sauf les aristocrates, mais aussi les femmes et les esclaves - prend une importance grandissante, jusqu'à atteindre des proportions révolutionnaires.

Ces troubles prennent des proportions explosives avec la montée des « tyrans ». D'origines variées et parfois aristocrates, ces individus usurpent le pouvoir par la force et dirigent les cités avec une autorité absolue. Dans la pièce, Zeus est explicitement qualifié de « tyran ».

Ces épisodes de tyrannie, très courants bien que relativement brefs, affaiblissent l'ordre aristocratique et alimentent les stasis. Au cours du VIe siècle avant notre ère, à côté des tyrannies individuelles, de nombreux régimes aristocratiques sont remplacés par des oligarchies, dans lesquelles le pouvoir est réservé aux propriétaires suffisamment riches et non plus à une aristocratie héréditaire.

Mais dans certaines cités, le processus va encore plus loin. À Athènes, Corinthe, Mégare et Syracuse, le dèmos s'est battu et a obtenu l'égalité politique complète, sans que la propriété n'entre en ligne de compte.

À Athènes, la constitution démocratique est établie par Clisthène en 508 avant notre ère. Il ne s'agit néanmoins que du début d'une longue série de réformes qui, durant les deux siècles suivants, étendirent la démocratie et s'attaquèrent à l'aristocratie.

Mais même après la victoire du dèmos, les aristocrates étaient encore bien là et guettaient une occasion de reprendre le pouvoir.

Athènes était aussi entourée de tous côtés par de puissants États hostiles à la démocratie, particulièrement Sparte et le despotique Empire perse.

Prométhée enchaîné s'inscrit dans la lutte contre toute forme de régression politique. La pièce trace une ligne de démarcation nette entre les valeurs démocratiques et tout élément tyrannique - non seulement la dictature des tyrans grecs, mais aussi toutes les restrictions des droits politiques que prônent les aristocrates et les oligarques.

À travers le personnage héroïque de Prométhée, la pièce défend les idéaux révolutionnaires qui se sont développés au fil de cette lutte. Mais l'œuvre ne se limite pas à cette simple défense des idéaux démocratiques athéniens - elle les lie intimement à une conception du monde entièrement nouvelle : le matérialisme.

LES LUMIÈRES GRECQUES

Cent ans seulement avant Prométhée enchaîné, au VIe siècle avant notre ère, la philosophie naissait dans la cité-État grecque de Milet, qui se trouve aujourd'hui en Turquie. C'est là qu'eurent lieu les premières tentatives d'expliquer rationnellement la nature à travers l'étude de ses mécanismes intrinsèques, sans recourir aux mythes et aux dieux.

Les philosophes milésiens sont partis de la question de l'origine et de la composition de l'univers. Parallèlement au développement du matérialisme philosophique, de nouveaux domaines de la science apparaissent rapidement à travers tout le monde grec. La biologie, l'histoire naturelle, la mécanique, la météorologie, la cartographie, la géologie et la médecine sont toutes posées sur des bases scientifiques.

Avec l'éclosion de la démocratie vers la fin du VIe siècle avant notre ère, les nouvelles façons de penser qui avaient été élaborées à travers l'étude de la nature sont appliquées aux questions sociales. La politique, la morale, l'histoire, la linguistique et la logique deviennent des champs d'étude spécifiques.

Cet épanouissement de la science et de la culture était le fruit d'une société fondée sur l'esclavage, qui permettait à une couche de la société de se consacrer à des activités intellectuelles. Cela rendit possible un développement sans précédent des forces productives, de la technologie et de la culture.

Prométhée enchaîné rassemble toutes ces idées nouvelles et encore en développement et leur donne une unité dramatique.

LA « CHUTE DE L'HOMME » CHEZ HÉSIODE

On peut voir comment Eschyle s'y prend en comparant sa pièce aux poèmes d'Hésiode. Chez Hésiode, le règne de Cronos est décrit comme « l'âge d'or » des hommes - au sens littéral puisqu'il n'y a pas de femmes - qui vivent alors dans une béatitude divine, sans douleur ni labeur :

« les mortels vivaient comme les dieux, ils étaient libres d'inquiétudes, de travaux et de souffrances [.] La terre fertile produisait d'elle-même d'abondants trésors [...]. »

Cette existence idyllique ne prend pas fin avec l'arrivée au pouvoir de Zeus, mais plus tard, du fait de la bêtise de Prométhée. Après l'arrivée au pouvoir de Zeus, on donne à Prométhée la tâche de superviser les sacrifices que les hommes doivent offrir aux dieux. Le Prométhée d'Hésiode est un escroc sournois qui trompe Zeus et les habitants de l'Olympe pour leur soustraire les meilleurs morceaux de la viande sacrificielle. Pour se venger, Zeus retire le feu aux hommes. Prométhée le lui vole pour le leur redonner, et est alors et si châtié.

Pour punir les hommes, complices de Prométhée, Zeus crée la première femme, Pandore :

« Voici encore un autre mal qu'il leur envoya au lieu d'un bienfait [le feu]. [...] car de cette vierge est venue la race des femmes au sein fécond, de ces femmes dangereuses, fléau cruel vivant parmi les hommes [...].»

Puis, Zeus fabrique une boîte qu'il remplit de tous les maux existants et s'arrange pour que Pandore l'ouvre, libérant ces fléaux sur l'humanité.

Ainsi commence la déchéance de l'humanité. Elle se poursuit ensuite à travers une série d'étapes et culmine dans « l'âge de fer », qui correspond à l'époque d'Hésiode, durant laquelle « les hommes ne cesseront ni de travailler et de souffrir pendant le jour ni de se corrompre pendant la nuit ; les dieux leur enverront de terribles calamités ».

UNE ODE AU PROGRÈS HUMAIN

Le Prométhée enchaîné d'Eschyle défend le point de vue opposé. Plutôt que présenter l'homme comme déchu, Eschyle explique que les humains (l'élément genré, la « Pandore » d'Hésiode, est ici absent) vivaient plus mal dans le passé, car ils étaient alors réduits à une existence animale, entièrement soumise aux forces de la nature. Dans cette version, c'est le don du feu par Prométhée qui permit le développement infini et illimité de l'humanité et sa maîtrise de la nature.

Dans l'une des odes les plus célèbres de l'histoire de la poésie, Prométhée énumère, par ordre chronologique, les jalons du progrès humain, en commençant par son don. Il explique d'abord que les humains n'ont pas toujours été conscients. Avant le feu, nous vivions comme les autres bêtes de la Terre, incapables de comprendre ou d'influencer notre environnement :

« [...] écoutez cependant quelle était la détresse

Des mortels, ce n'étaient que des enfants,

Ils sont doués de raison, et capables de réfléchir ;

Je ne veux pas les amoindrir, en vous le disant,

Mais vous montrer, par ces dons, à quel point je les aimais ;

Avant, ils regardaient pour rien, sans voir,

Ils écoutaient sans entendre, semblables

Aux formes des songes ; le plus clair de leur vie,

Ils embrouillaient tout, sans voir où ils allaient [...] »

Prométhée décrit ensuite notre progrès, rendu possible par le feu qu'il nous a offert. Nous avons tout d'abord appris à comprendre le cycle des saisons, ce qui a permis le développement de l'agriculture.

Prométhée cite ensuite les mathématiques, le langage, la domestication des animaux, la médecine, la navigation et l'exploitation minière. Ces deux derniers éléments étaient particulièrement importants pour Athènes à l'époque. La cité possédait en effet un empire naval et des mines lucratives.

Il termine ainsi : « Tous les arts, chez les hommes, viennent de Prométhée. » Mais il faut rappeler que Prométhée a seulement fait don du feu et de l'espoir, après quoi il fut châtié et n'est plus intervenu, comme il l'explique lui-même dans la pièce :

« J'attrape avec ma férule la source du feu

Que je vole ; elle s'est révélée, pour les mortels

La maîtresse de tous les arts, un outil indispensable :

C'est ce moment d'égarement que j'expie,

Cloué à ces liens, sous le Ciel. »

Après l'impulsion initiale donnée par le Titan, aucune force surnaturelle n'est plus intervenue et le processus n'a impliqué que les humains et la nature. Nos conditions de vie se sont améliorées grâce aux progrès de notre technologie et, simultanément, de nos facultés mentales. La pièce présente donc une explication matérialiste de l'évolution des premiers humains, depuis la sortie du règne animal jusqu'à la civilisation.

Ces idées circulaient déjà sous différentes formes à l'époque. Par exemple, le philosophe milésien du VIe siècle avant notre ère, Anaximandre, expliquait que les humains, ainsi que tous les animaux, descendaient des poissons. Xénophane, un philosophe des VIe et Ve siècles avant fa notre ère, défendait une vision athée de l'évolution humaine : « Les dieux n'ont pas révélé aux mortels les choses cachées dès le commencement, mais en cherchant, ceux-ci avec le temps trouvent le meilleur. »

Il est aussi possible que la pièce reflète, ou ait influencé, le point de vue d'Anaxagore, un philosophe du Ve siècle avant notre ère, selon lequel l'évolution de la main humaine explique pourquoi « l'homme est le plus intelligent des animaux ». Cette intuition profonde sur la relation dialectique entre l'esprit et le corps dans l'évolution humaine a été confirmée par la science moderne au cours du siècle dernier.

Il y a de nombreux autres points de comparaison possibles entre les points de vue exprimés dans la pièce et les idées philosophiques et scientifiques de l'époque. En présentant celles-ci sous la forme d'un drame mythologique, la pièce produit quelque chose d'original, développant ces idées en les synthétisant dans une unité holistique.

L'art du symbolisme permet d'incarner des idées philosophiques, politiques et culturelles dans les différents éléments de la pièce. Dans ce cadre dramatique, ces idées peuvent alors interagir, s'opposer et se combiner.

Par exemple, le feu symbolise probablement le concept que les Grecs anciens appelaient « technè », qui désigne l'art ou le fait de produire ou de fabriquer, mais aussi, d’une manière plus générale, l’action efficace.

La figure de Prométhée est souvent vue comme symbolisant la techné. Toutefois, comme nous allons le voir, le Prométhée d'Eschyle n'incarne pas un seul aspect de l'intelligence humaine, mais la condition humaine dans son ensemble.

« ESPOIR AVEUGLE »

Prométhée donne en effet un deuxième cadeau aux humains : « l'espoir aveugle ». Cela sonne comme quelque chose de négatif, mais il est expliqué dans la pièce qu'à l'époque de Cronos, les humains savaient quand ils allaient mourir. Le don de « l'espoir aveugle » leur a enlevé cette connaissance. Les Océanides s'accordent à dire qu'il s'agit là d'un très beau cadeau car, si l'on ne sait pas quand on va mourir, on a une raison d'essayer d'améliorer sa condition.

Il s'agit là d'une autre différence avec la version d'Hésiode. Dans une partie plutôt alambiquée de son mythe de Pandore, celui-ci explique que l'espoir est inclus dans la boîte. Mais lorsque celle-ci est ouverte et que tous les maux s'échappent pour affliger l'homme, l'espoir reste coincé dans la boîte, ce qui laisse l'homme « sans espoir ».

Le Prométhée d'Eschyle offre à l'humanité l'espoir, qui symbolise à la fois l'optimisme et la capacité à élaborer une pensée abstraite.

D'une part, ce double cadeau du feu et de l'espoir forme le noyau de tout progrès humain - nos moyens et notre motivation pour améliorer nos vies. Dans ce sens, « l'espoir » incarne notre volonté et notre ambition d'élever notre condition.

D'autre part, en nous privant de notre précognition d'origine divine, nous sommes maintenant contraints de prédire l'avenir nous-mêmes, et donc de développer notre capacité à raisonner. Les Grecs anciens utilisaient le terme « noûs » pour désigner la pensée rationnelle, la compréhension, l'abstraction, la conceptualisation, etc.

Ainsi, Prométhée, avec ses cadeaux de l'espoir et du feu, représente notre humanité dans tous ses aspects : à la fois le noûs et la technè, la raison et la pratique, la science et l'art, le sentiment et la pensée.

UNITÉ DIALECTIQUE

L'ode au progrès humain de Prométhée n'est pas une digression intéressante, mais un élément central du poème. Elle ajoute une dimension beaucoup plus large au thème politique que représente la lutte de Prométhée contre Zeus.

La pièce défend l'idée que tous les aspects de la société humaine sont nés et se sont développés à travers la lutte.

Zeus incarne toutes les entraves qui pèsent sur la société humaine, tandis que Prométhée représente notre esprit créatif, notre volonté de progrès et notre optimisme dans la lutte contre ces entraves sociales et contre les forces de la nature.

Tous ces thèmes sont unis dans une vision dialectique du changement, vu non comme un bouleversement chaotique et aléatoire, mais comme une transformation créatrice et progressiste.

Prométhée prophétise ce qui semble inimaginable, que la situation actuelle se transformera en son contraire :

« Quand il se heurtera à ce fléau, il apprendra

La distance qui sépare le maître de l'esclave. »

Cette notion d'un univers en constante évolution, mu par la lutte, évoque les idées d'Héraclite, un philosophe du VIe siècle avant notre ère qui fut le père de la dialectique. Dans un fragment, celui-ci disait :

« Homère avait tort de dire : « Puisse la discorde s'éteindre entre les dieux et les hommes ! » Il ne voyait pas qu'il priait pour la destruction de l'Univers ; car si sa prière était exaucée, toutes choses périraient. »

Cette conception selon laquelle le changement et la contradiction (la « discorde ») sont indissociables de la réalité est profondément correcte, et est clairement exprimée de plusieurs façons différentes dans Prométhée enchaîné. Eschyle enrichit cette vision dialectique du monde des nouvelles idées politiques et scientifiques qui se sont développées depuis l'époque d'Héraclite.

ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE

On considère généralement que Prométhée enchaîné faisait partie d'une trilogie, comme l'Orestie d'Eschyle, bien que les deux autres pièces aient malheureusement été perdues.

Compte tenu de ce que nous savons des autres œuvres d'Eschyle et de la nature de la société athénienne de l'époque, il est probable que la dernière partie aurait vu Prométhée et Zeus se réconcilier d'une manière ou d'une autre.

Il faut garder à l'esprit que l'Athènes démocratique restait une société de classes. Le corps des citoyens ne représentait qu'une minorité de la population. Seuls les hommes athéniens étaient citoyens - les étrangers, les esclaves et toutes les femmes athéniennes n'avaient aucun droit politique. Le corps des citoyens lui-même était également divisé suivant des différences de classe. S'il existait une égalité politique entre tous les citoyens, il la n'y avait aucune prétention à une égalité économique.

Il est donc probable qu'une couche des démocrates les plus riches ne voulait pas que la stasis continue : la lutte révolutionnaire pour la démocratie avait été nécessaire et héroïque, mais le temps était venu de se calmer et de se remettre au travail. Le compromis concluant la prétendue trilogie du Prométhée refléterait donc cet état d'esprit.

Cependant, Prométhée enchaîné elle-même nous révèle peu de choses sur l'aspect conservateur de la société athénienne. Bien qu'elle soit clairement le produit d'une époque et d'un lieu spécifiques, son courageux plaidoyer en faveur de la rébellion, de la liberté, du progrès humain et des Lumières a largement dépassé l'Athènes du Ve siècle avant notre ère.

Le Prométhée d'Eschyle a trouvé un écho puissant auprès des artistes et des radicaux à l'époque des révolutions démocratiques en Europe.

Percy Shelley, le poète révolutionnaire et romantique anglais, a écrit sa propre suite à Prométhée enchaîné, intitulée Prométhée délivré, dans laquelle il n'y a pas de compromis et où l'on assiste à la fin du règne de Jupiter (le nom romain de Zeus). Dans la préface de son poème, Shelley résume l'état d'esprit de la couche d'artistes jeunes et optimistes à laquelle il appartenait :

« J'avais de la répulsion pour un dénouement aussi faible que celui qui consistait à réconcilier le Champion de l'Humanité avec son oppresseur. [...] Mais Prométhée est, pour ainsi dire, le type de la plus haute perfection morale et intellectuelle, obéissant aux plus purs, aux plus légitimes motifs, aux meilleures et aux plus nobles fins. »

Le jeune Goethe a repris de nombreuses idées de Prométhée enchaîné et a même écrit un poème intitulé Prométhée, qui peut être décrit comme un appel à la lutte pour l'athéisme. Beethoven a composé un ballet, Les Créatures de Promethée, qui prône le progrès de la race humaine vers les Lumières.

Karl Marx a également été inspiré par la pièce. Il affirme qu'Eschyle est son poète préféré et fait référence à Prométhée à plusieurs reprises dans ses écrits. Dans son chef-d'œuvre, Le Capital, Marx écrit que la production capitaliste « rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. »

Ce qui est particulièrement intéressant ici, c'est le fait que pour Marx, ce n'est plus simplement la nature ou la tyrannie politique, mais les lois du système capitaliste lui-même qui oppriment l'humanité. C'est cependant cette tyrannie qui nourrit la lutte de la classe ouvrière vers le renversement du capitalisme.

PROMÉTHÉE AUJOURD'HUI

Aujourd'hui, les idées de la pièce sont déformées par les universitaires суniques et pessimistes, particulièrement ceux qui se prétendent de « gauche », qui utilisent le terme « prométhéisme » pour se moquer de ce qu'ils décrivent comme une foi naïve dans la révolution ou dans la science. Ce n'est là rien de plus qu'une expression d'impuissance petite-bourgeoise dans une époque de déclin sénile du capitalisme.

En réalité, la classe ouvrière a hérité de la lutte prométhéenne menée par les opprimés contre leurs oppresseurs durant toute l'histoire.

Le capitalisme n'est pas seulement une entrave à la production, il constitue aussi une menace contre la culture, la philosophie, la science et le développement humain dans son ensemble. À côté d'une abondance de ressources matérielles, technologiques, etc., il existe aussi un riche héritage d'idées, d'art et de culture développés par les êtres humains à travers les siècles.

Tout comme la lutte des Grecs anciens contre les aristocrates et celle des radicaux bourgeois contre les seigneurs féodaux, la lutte de la classe ouvrière contre le capitalisme porte en son sein de nouvelles Lumières.

En prenant le contrôle des immenses forces productives qui ont été érigées par le capitalisme, la classe ouvrière peut, pour la première fois, placer l'humanité sur la voie d'une véritable libération.

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Marx est ici dépeint comme un Prométhée par Lorenz Clasen en 1843, en réponse à la suppression par l'Etat du journal dont Marx était le rédacteur, Rheinische Zeitung (la Gazette Rhénane). Il est enchaîné à une presse typographique pendant que l'aigle de la censure prussienne lui dévore le foie. Cet incident poussa le jeune Marx à se rapprocher davantage des idées et de l'activité révolutionnaire.

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