La psychologie de la petite bourgeoisie sous le fascisme, son état d’esprit individualiste et sa vision étroite trouvent une expression puissante dans le film La zone d’intérêt (v.o. « The Zone of Interest ») de Jonathan Glazer.
Librement inspiré du roman de Martin Amis, le film dépeint l’officier SS Rudolf Höss (interprété par Christian Friedel), commandant d’Auschwitz, sa femme Hedwig (Sandra Hüller) et leurs cinq enfants vivant à côté du camp de la mort où les nazis ont tué 1,1 million de personnes, principalement des Juifs.
À première vue, la famille Höss semble « normale ». Le public ne voit jamais la macabre réalité du génocide derrière les murs, mais entend des bruits étouffés de coups de feu et de cris. De la fumée s’échappe des cheminées, mais les corps brûlés dans le crématorium ne sont jamais montrés.
Glazer juxtapose cette horreur invisible à la banalité du foyer Höss : la famille nage dans la rivière et partage des repas, Hedwig s’occupe de son jardin, Rudolf écoute les nouvelles sportives à la radio nazie.
Alors qu’ils vivent à côté du principal site de l’Holocauste, la véritable tragédie pour les Höss est le transfert de Rudolf à Oranienburg, près de Berlin. Mme Höss est bouleversée à l’idée de quitter ce qu’elle considère comme un foyer idyllique.
La banalité de l’intrigue du film et la représentation minimale des horreurs du camp reflètent la vision étroite du monde de la famille Höss, dont les préoccupations ne dépassent pas leur jardin.
Comme beaucoup de nazis, Rudolf Höss venait d’un milieu petit bourgeois ; son père, un ancien officier de l’armée, dirigeait une entreprise de thé et de café.
Léon Trotsky a défini le fascisme comme un mouvement de masse de la petite bourgeoisie (les classes moyennes) ruinée et du lumpenprolétariat, utilisé comme un bélier par les grandes entreprises pour détruire le mouvement ouvrier. Il décrit le fascisme comme « la petite-bourgeoisie enragée ».
En tant que classe intermédiaire, la petite bourgeoisie aspire à la richesse et à un mode de vie bourgeois, mais elle se retrouve écrasée par le poids des banques et de la grande bourgeoisie. Dans des conditions de crise aigüe du capitalisme, elle peut en venir à envisager la conquête et le pillage comme les seuls moyens d’atteindre ce mode de vie, et éprouver une rage meurtrière envers quiconque se trouve au travers de son chemin – qu’il s’agisse de travailleurs, de Juifs, ou d’autres minorités ou groupes ethniques.
La zone d’intérêt capture l’individualisme extrême et la myopie de la petite bourgeoisie, prête à accepter les pires horreurs pour améliorer son mode de vie. À un certain moment, Mme Höss, dévastée à l’idée de perdre son foyer à côté d’un camp de la mort, dit : « Tout ce que le Führer dit sur la façon dont nous devons vivre, nous le faisons. Aller à l’Est. Lebensraum. Ceci est notre Lebensraum. » Une grande maison avec un jardin : voici ce pour quoi les Höss sont prêts à commettre un génocide.
Bien qu’il dépeigne des événements ayant eu lieu il y a 80 ans, le film reste profondément pertinent. Glazer, qui est Juif, a explicitement fait le lien entre son film et l’attaque d’Israël contre Gaza lorsqu’il a accepté l’Oscar du meilleur film étranger. « Tous nos choix ont été faits pour renvoyer et nous confronter dans le présent », a dit Glazer. « Pas pour dire « regardez ce qu’ils faisaient à l’époque » – mais plutôt, « regardez ce que nous faisons maintenant ». »
« En ce moment, nous nous tenons ici en tant qu’hommes qui refusent que leur judaïsme et l’Holocauste soient accaparés par une occupation qui a conduit à un conflit pour tant de personnes innocentes », a-t-il ajouté. « Que ce soit les victimes du 7 octobre en Israël ou l’attaque en cours sur Gaza – toutes les victimes de cette déshumanisation, comment pouvons-nous résister ? »
En raison de son discours engagé aux Oscars, Glazer a été immédiatement attaqué par l’industrie du film et les médias bourgeois – qui l’ont accusé d’antisémitisme et ont souvent déformé ses propos. Glazer, que l’on pouvait voir trembler lorsqu’il a prononcé son discours, mettait en péril sa propre carrière. Les producteurs y penseront dorénavant à deux fois avant de lui donner de l’argent pour son prochain film.
L’outrage causé par son discours parmi les porcs d’Hollywood – Glazer a même été dénoncé par ses propres producteurs – souligne la présente période de vaches maigres de l’art sous la société capitaliste. Les films et les œuvres d’art politiques comme La zone d’intérêt sont rares.
Cette atmosphère stérile est d’autant plus évidente dans le contexte actuel d’un génocide, où les artistes sont restés en grande partie silencieux au sujet du massacre de Gaza ou se sont limités à des vagues déclarations sur la paix ou des appels à un cessez-le-feu. On a dû attendre sept mois complets avant de voir un musicien connu livrer une chanson dénonçant le génocide, soit Hind’s Hall par Macklemore.
Alors que le capitalisme se décompose sur place, s’enlisant profondément dans la crise, l’art politique, pour rester pertinent, doit être révolutionnaire, dénonciateur. Mais les artistes dépendent largement des fonds et des moyens des grands producteurs et distributeurs, qui ne sont pas intéressés à répandre des idées révolutionnaires qui attaquent leur système.
Pour libérer l’art de ses chaînes et permettre à des artistes comme Glazer de continuer à créer, la richesse de la société doit être expropriée des riches producteurs qui s’obstinent à nier le génocide, et placée sous le contrôle démocratique des travailleurs et des travailleuses.