Il y a quelques mois, Thierry Bodson devenait par congrès extraordinaire le nouveau président de la FGTB fédérale. Au même moment, Jean-François Tamelini devenait secrétaire général de la FGTB Wallonne. L’occasion de se pencher sur les processus démocratiques (ou non !) d’une des grandes organisations de masse des travailleurs en Belgique.

Pourquoi la démocratie syndicale est-elle une question essentielle ?

Si l'on considère que l’organisation syndicale a pour objectif de fédérer les travailleurs pour défendre leurs intérêts, leur en faire prendre conscience, les organiser pour combattre et vaincre le patronat… la réponse est simple : sans démocratie interne, il n’est pas possible de formuler les intérêts matériels des travailleurs ; de même, il est impossible de créer un attrait et de partager les tâches pour mener les luttes.

Une démocratie syndicale forte est garante d’une organisation syndicale forte, nombreuse, et en capacité d’organiser des luttes.

Il va sans dire que, pour les révolutionnaires, une organisation syndicale doit pouvoir mener les débats sur la question du capitalisme et de l’État bourgeois et sur pourquoi et comment s’en débarrasser.

A l’inverse, en l’absence d’exercice de la démocratie syndicale, sans garde-fou, les organisations s’enlisent dans une bureaucratie aux postes figés, aux pouvoirs non partagés, où les intérêts des bureaucrates priment sur ceux de la classe ouvrière. Le syndicalisme dérive alors vers le corporatisme et la collaboration de classe.

Une fédération unitaire pour le meilleur et pour le pire

Historiquement, la FGTB, a été fondée en 1886 (elle était alors la « Commission syndicale » du POB- l'ancêtre du PS) puis refondée indépendamment du parti en 1945. Elle s'est constituée par la fédération de syndicats de métier (mineurs, cheminots, imprimeurs…) qui ont fusionné progressivement et sont devenus des syndicats de secteurs (ou d’industrie). Ces syndicats sectoriels, dénommés « Centrales » sont aujourd’hui au nombre de six : Transport (UBT), services publics (CGSP), métallurgie (Metaal/MWB), employés du privé (SETca), ouvriers du privé (CG) et alimentation/HORECA (HORVAL). Elle comporte également des « Interprofessionnelles » qui sont des rassemblements territoriaux (régionaux et interrégionaux) de ces mêmes centrales.

Le fonctionnement en fédération implique une entente entre ces Centrales, fondée sur une volonté d'unité et de stabilité interne (représenter tous les travailleurs sans divisions sectorielles ni politiques). En pratique, on ne vote pas, ou presque pas : quand une question politique est posée, les Centrales, à travers leur représentant (qui est censé avoir consulté en amont les organes démocratiques de sa centrale), débattent jusqu’à arriver à un consensus.

Cette façon de faire a été hissée en horizon indépassable par les tenants de ces organes, quitte à prendre des positions mièvres (les prises de positions sont policées au préalable par les bureaux d’études pour convenir à tous) et menant à des impasses stratégiques.

Ainsi, les grèves ne sont pas votées par les membres du « Comité fédéral » – une centaine de mandataires des divers instances - mais par les représentants nationaux des centrales : la position finale sera unanime.

Le consensus empêche également les débats internes autour des candidats permanents. On préfère régulièrement retirer les candidatures plutôt que de montrer une compétition. Les élus de la FGTB, nationaux ou régionaux, les « têtes d’affiches » sont désignées par les Centrales selon de fins équilibres entre elles. Au final, cela rend les élus profondément dépendants de des centrales.

Une démocratie pyramidale aux marches escarpées

Sur le principe, les instances syndicales font remonter les positions des travailleurs affiliés à chacune de leurs Centrales, par une démocratie pyramidale.

L’échelon de base

Officiellement, l’échelon le plus bas est le syndiqué, qui paye sa cotisation. Et même si, sur le papier, celui-ci est censé être consulté, la FGTB ne consulte jamais ses 1,5 millions de membres. De l’aveu de tous, le véritable échelon de base est le travailleur syndiqué dans une entreprise où est constituée une délégation syndicale. Cela représente moins de 20 % des affiliés.

Celui-ci a deux poids démocratiques importants : D’une part, il élit ses délégués face à l’employeur, tous les quatre ans, parfois avec un programme. D’autre part, il contrôle ceux-ci et propose des orientations, revendications et des actions, notamment de grève, via des assemblées générales (AG) dans l’entreprise.

Les défauts restent nombreux : dans de nombreuses entreprises, peu ou pas d’AG sont organisées et les travailleurs ont souvent du mal à exercer un véritable contrôle. De plus, quand les AG ont lieu, les délégués ne partagent pas les tâches qui découlent des prises de position.

Les forces vives

Les délégués des entreprises sont la cheville ouvrière de l’organisation syndicale. Ils ont un poids important dans la propagande et l’orientation des travailleurs dans les entreprises en étant en contact direct avec eux, et animent les AG et les actions. Ils sont soutenus par les travailleurs, partagent et reçoivent directement les réalités de ceux-ci. Ce sont également les délégués qui sont invités dans les organes du syndicat, les réunions de secteurs, pour décider des orientations, mais également pour élire leurs « permanents », des mandatés payés par le syndicat.

Cependant, la plupart des élus d’entreprise ne participent pas à ces réunions : y sont invités seulement les délégués « principaux » (ceux qui ont eu le plus de voix généralement), et parfois uniquement des mandatés provenant des plus grandes entreprises.

De plus, la courroie de transmission entre les débats de l’organisation syndicale et les AG d’entreprises notamment sur les grèves ne se fait presque pas : les délégués mandatés dans ces réunions sectorielles y amènent des ressentis, rarement des mandats impératifs – c’est à dire une position et un projet d'action clairement définis – donnés par les AG.

De très nombreux obstacles à la démocratie syndicale se trouvent à cette échelle. En pratique, en refusant de faire participer les « simples » syndiqués aux organes décisionnels, les organisations syndicales déterminent leur composition uniquement sur base d’élections dont les règles sont fixées avec l’État. De plus, même pour les syndiqués, la démocratie est souvent confisquée par l’échelon supérieur, notamment par l’entretien d’un secret autour des statuts, des règles, qui définissent les rapports démocratiques internes.

Enfin, les élus des entreprises tendent à ne pas se renouveler, entraînant une certaine vieillesse de la structure : une fois élus, rare sont les élus syndicaux qui ne continuent pas à être candidats jusqu’à la fin de leur carrière.

Certaines entreprises de grande taille ont également des « délégués permanents » qui sont détachés à 100 % à leur activité syndicale, ce qui peut entraîner une forte déconnexion avec la réalité des travailleurs de leur entreprise.

Les échelons de permanents syndicaux et l’appareil

Les « permanents » sont élus par les instances du syndicat et payés par les cotisations des membres. Si, en théorie, ceux-ci sont révocables et sous contrôle des syndiqués, leur liberté d’action est telle qu’ils sont souvent très puissants. Par leur mission de coordination des militants et leur contact direct avec le patronat (ce sont eux qui vont négocier au niveau sectoriel dans les commissions paritaires et les divers organes d’avis), ils contrôlent l’information et choisissent les militants qui composent les comités qui sont supposés les contrôler Le truchement des comités implique potentiellement des rapports de force entre ces permanents.

Ceux-ci s’entourent de divers salariés pour effectuer d’autres tâches : distribuer des tracts (propagandistes), juristes, formateurs, analystes et agents de payement des allocations chômages. Ce sont des employés et la plupart n'a que très peu de levier sur les décisions.

Plus l’instance mandatant le permanent est grande, plus il est déconnecté de la réalité des travailleurs, et a tendance à déléguer le terrain à ses salariés et militants. Les salaires de ceux-ci s’éloignent jusqu’à six fois des salaires les plus bas de la société. Les permanents restent en place dans la structure et ne reviennent (presque) jamais en entreprise.

L’impact de l’intégration à l’État

La Belgique fait partie des pays où l’État a fortement intégré les syndicats comme un « partenaire social ». C’est le résultat d’accords passés entre trois parties, syndicats, État et patrons après 1945.

Selon cette approche, les conflits et négociations entre patrons et travailleurs se muent en concertation.

Cette concertation, et l’ensemble des règles juridiques qu’elle produit, amène les leaders syndicaux à faire appliquer ces réglementations sans plus les remettre en cause, à éviter les débats avec les travailleurs. Lors des restructurations, principales variables d’ajustement des patrons depuis les années 1980, l’application pure et simple de la législation procédurière confisque le débat démocratique aux travailleurs.

L’autre domaine où État et syndicats se confondent est celui des allocations chômages, où ces derniers sont les agents payeurs. Si, à l’origine, cette fonction provient des caisses de solidarité entre travailleurs, la transformation de celles-ci en institutions semi-étatiques a provoqué une hyper technicisation. Les travailleurs sont dépossédés et la gestion se voit réserver à des permanents et professionnels spécialisés.

Des pistes pour un plus grand contrôle par les travailleurs

Les obstacles à la démocratie des travailleurs sont nombreux et la structure syndicale belge est largement empreinte de dérives bureaucratiques. Voici donc quelques revendications démocratiques, à promouvoir aussi bien lors des congrès syndicaux que dans les luttes, pour les militants qui veulent combattre la bureaucratie.

- Pour que les travailleurs puissent organiser des AG facilement et avoir des élus dans les entreprises, il faut baisser le seuil minimal de travailleurs pour organiser des élections dans les entreprises (fixé actuellement à 50 travailleurs), à 20 voire 10 travailleurs, a fortiori à une époque où les PME composent la majeure partie part du tissu économique ;

- Pour que les chômeurs et les jeunes travailleurs non stabilisés puissent avoir du poids, il faut que des assemblées puissent exister sur une base territoriale en plus des entreprises, avec un véritable poids décisionnel, politique et une capacité d’action.

- Pour réduire le trop grand poids des permanents, il faut soumettre les mandats d’office à l’élection et les rendre révocables. On pourrait également questionner le nombre de mandats consécutifs.

- Pour reconnecter les délégués et les permanents avec le monde du travail, il faut éviter leur libération à 100 %. Pour les permanents payés par le syndicat, il est nécessaire que leur salaire reste équivalent à celui des travailleurs.

- Pour éviter la confiscation des luttes par les bureaucrates, il faut porter obligatoirement le vote sur les grèves générales aux assemblées d’entreprises et élire des postes au suffrage direct des affiliés. Les secrétaires généraux des interprofessionnelles (régionales, interrégionales et nationale) pourraient ainsi disposer d’un pouvoir indépendant des tendances corporatistes sectorielles et représenter les travailleurs dans leur ensemble, notamment ceux qui n’ont pas de délégué d’entreprise.