Cet article a été écrit le 12 décembre dernier.

L’effondrement de l’URSS et la restauration du capitalisme ont conduit à la privatisation déchaînée de l’industrie ukrainienne dans les années 90, qui a été encouragée par le FMI, les Etats-Unis et l’Union Européenne. Ceci a créé une classe de propriétaires super-riches (les « oligarques »), qui ont repris les actifs de l’Etat pour presque rien et ont laissé le pays dans un état économique très précaire. Entre 1991 et 1999, le PIB du pays a chuté de plus de 60 %, ce qui a entraîné un chômage massif et une baisse drastique des niveaux de vie. En 1997, l’espérance de vie avait reculé de quatre ans par rapport aux années 1980 – et n’est revenue que récemment à ce niveau.
 
La situation du peuple ukrainien n’a fait qu’empirer depuis le début de la crise économique de 2008. Le taux de chômage officiel est de 8,6 %. Des millions d’Ukrainiens sont partis en Russie et dans l’Union Européenne à la recherche d’emplois mieux rémunérés, cette tendance ayant déjà commencé dans les années 1990. Cependant, avec la crise économique dans ces pays, c’est une solution de moins en moins viable.
 
Espoirs d’intégration européenne
 
La revendication concernant l’adhésion de l’Ukraine à l’UE est une expression de la frustration du peuple face à la destruction continue de leurs vies par le système capitaliste oligarchique, depuis l’indépendance. Pour eux, l’adhésion à l’UE de l’Ukraine représente un espoir d’échapper au misérable statu quo. Ils ont l’illusion que cela permettra d’aller vers des niveaux de vie comparables à ceux (pourtant en chute libre !) de l’Europe occidentale, que des investissements de l’UE en Ukraine y développeront l’emploi, qu’il sera possible d’émigrer pour chercher des emplois mieux rémunérés, et enfin que cela mettra un terme à la corruption du gouvernement.
 
Ces espoirs sont contredits par le fait que l’UE est au milieu d’une crise économique colossale. Ce n’est pas limité aux exemples extrêmes de l’Espagne, de la Grèce ou de l’Italie. Même en Scandinavie et en Allemagne, les travailleurs sont confrontés à une baisse de leur niveau de vie, à l’augmentation du chômage et aux politiques d’austérité. Alors que l’industrie européenne est détruite et délocalisée, jour après jour, dans un contexte de surproduction, il est difficile d’imaginer qu’il y aura davantage d’industrie en Ukraine grâce à l’UE, à moins que les travailleurs ukrainiens soient contraints d’accepter des conditions de travail similaires à celles des marchés concurrentiels. Les marchés les plus compétitifs (ceux qui dégagent les plus grandes marges de profit) sont ceux du tiers-monde, où les conditions de travail sont les plus dures.
 
Les nouveaux membres de l’UE d’Europe de l’Est, dont la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne et les pays baltes, sont tous confrontés à des mesures d’austérité massives soutenues par les dirigeants de l’UE et les banquiers. L’austérité imposée à ces pays est aujourd’hui à l’ordre du jour en Ukraine.
 
Cependant, les conditions de vie en Ukraine se sont tellement détériorées, et les perspectives sont si sombres, que le maintien du statu quo n’est même plus une option pour de nombreux Ukrainiens. C’est ce qui explique qu’ils fassent pression pour l’intégration dans l’UE. Ils espèrent (à tort), qu’une adhésion de l’Ukraine à l’UE ouvrirait la possibilité d’un vrai changement.
 
Un changement de dirigeants ou un changement de système ?
 
Ces événements ont pris par surprise les dirigeants oligarques du Parti des Régions. C’est un parti bourgeois financé par un groupe d’oligarques basé dans la région riche en charbon du Donbass. Dans sa plateforme électorale, le Parti des Régions avait effectivement mis l’intégration de l’UE à l’ordre du jour. Cependant, les pressions du puissant gouvernement russe pour rejoindre son union douanière, ainsi que les aspects défavorables dans l’accord avec l’UE, les ont poussés à rejeter les propositions de Bruxelles. Le marché de la Russie absorbe un quart des exportations ukrainiennes. A plusieurs reprises, le gouvernement russe a coupé l’approvisionnement de gaz vers l’Ukraine, y compris sous le gouvernement du Parti des Régions.
 
En recourant à la violence pour tenter d’écraser les manifestants, les autorités n’ont fait que donner au mouvement un nouvel élan. Par ailleurs, cela a provoqué une crise gouvernementale. La violence du 30 novembre a entrainé la démission de députés du Parti des Régions, certains dénonçant le parti publiquement. Le plus surprenant, peut-être, ce sont les chaînes de télévision pro-gouvernementales, détenues par les oligarques du Parti de Régions Victor Pinchuk et Rinat Akhmetov, qui ont couvert la répression presque entièrement, même la diffusion des incidents les plus choquants.
 
Le Président Ianoukovitch continue d’appeler au calme et demande une enquête sur les responsables de la police anti-émeute, mais les Ukrainiens connaissent trop bien les « enquêtes » du gouvernement.
 
La gauche et les syndicats sont très faibles en Ukraine ; aussi les partis oligarques pro-occidentaux (UDAR et Batkivshyna) et l’extrême droite (Svoboda) occupent-ils la position de porte-paroles du mouvement. Des personnalités de l’opposition telles que Klitschko (UDAR), Timochenko, Iatseniouk (Batkivshyna) et Tahnybok (extrême droite) gagneront l’appui d’une partie des masses. Ils en sont capables pour les mêmes raisons qu’ils obtiennent des sièges lors des élections : ils sont les mieux organisés et les mieux financés. Cependant, ni ces personnes, ni les capitalistes européens n’ont quelque chose à offrir à l’Ukraine, si ce n’est davantage d’austérité et d’exploitation.
 
La faiblesse de la gauche
 
La faiblesse de la gauche en Ukraine découle, pour une bonne part, du rôle joué par le Parti communiste d’Ukraine depuis l’indépendance. Alors que le parti a connu un succès important au niveau électoral (25 % des voix) dans la période d’hyperinflation des années 1990, sa direction stalinienne a adopté un programme au service des intérêts des oligarques au pouvoir. Alors qu’il est descendu aux alentours des 5 % en 2007, il a connu une résurgence lors des élections législatives de l’année dernière (13 % des voix), tout en continuant à suivre la direction du Parti des Régions, dont il dépend pour son financement.
 
Ici ou là en Ukraine, il y a bien sûr d’honnêtes militants du PC ukrainien ; mais quiconque constitue une menace pour la bureaucratie du parti en est exclu dès qu’il gagne un peu d’audience. Dans le style stalinien typique, Petro Symonenko, après avoir initialement soutenu le Parti des Régions, a appelé à un référendum sur la question de l’UE. Tout récemment, au cours d’une session parlementaire, un député du PC a dénoncé les valeurs européennes comme étant celles du « mariage gay » et des « immigrés délinquants ».
 
C’est le genre de discours que tient le Parti d’extrême droite, Svoboda, jusqu’à ce que ses dirigeants décident, de façon opportuniste, d’unir leurs forces avec les oligarques pro-occidentaux et d’occuper la place principale de Kiev. Il s’agit clairement d’une tentative de gagner en légitimité auprès des capitalistes occidentaux.
 
Le parti Svoboda, à l’origine tout à fait marginal, a grandi au cours des dernières années, sous le gouvernement du Parti des Régions pro-russe. Svoboda a obtenu un succès notable aux élections parlementaires, avec environ 10 % des voix l’an passé. Sa base est en Ukraine occidentale, où il obtient son financement des hommes d’affaires locaux ainsi que de la diaspora ukrainienne. Dans sa base militante, il existe différents gangs néo-nazis qui sont responsables de nombreuses attaques violentes – et parfois mortelles – contre des militants de gauche.
 
Que ces voyous détruisent la statue de Lénine ou profanent des tombes des ouvriers de l’usine Arsenal n’est pas surprenant. Leur prétention à représenter la « vraie morale ukrainienne » est une insulte aux millions d’Ukrainiens qui sont morts ou ont été contraints à l’esclavage lors de l’invasion nazie, pendant de la Seconde Guerre mondiale. Malheureusement, la gauche n’est pas assez forte pour les affronter ouvertement – et ils continueront d’être un obstacle important pour l’instant.
 
Comment aller de l’avant ?
 
Les masses qui ont manifesté fin novembre voient l’UE comme un moyen de sortir du statu quo, comme une issue face aux oligarques qui gèrent leur pays depuis l’indépendance. Mais la répression violente de la police a donné au mouvement une autre dimension. Parallèlement à l’appel à de nouvelles élections et à la démission du président, on peut entendre les appels à la grève générale. Les étudiants ont aussi mis en avant des revendications sur l’enseignement. En fait, durant les manifestations étudiantes de Bessarabsky Rinok, ils ont d’abord rejeté la participation de tous les partis.
 
Les oligarques pro-occidentaux peuvent arriver au pouvoir sur le dos de ce mouvement, mais ils n’ont aucune solution à la crise. Ils se battent pour dégager les oligarques de Donetsk, prendre leur place et s’enrichir. Cela s’est vu clairement lorsqu’ils étaient au pouvoir après la « révolution orange » en 2004. Le gouvernement était-il vraiment moins corrompu ? Est-ce que les conditions de vie des masses ukrainiennes se sont améliorées ? Le fait est que les conquêtes sociales ont été arrachées par les luttes des travailleurs des pays de l’UE – et non pas par une classe dirigeante « éclairée ».
 
Pour la gauche, il est important de faire la distinction entre les masses qui manifestaient contre le gouvernement et les politiciens de droite qui cherchent à profiter du mouvement de masse pour leurs propres fins. La faiblesse de la gauche et des syndicats, la capitulation du Parti communiste devant les oligarques de Donetsk et l’influence des impérialismes russe et occidental ont énormément compliqué la situation.
 
Cependant, quand les masses se mettent en mouvement, la situation change : le mouvement acquiert sa propre dynamique et la classe dirigeante est moins efficace dans sa façon d’y répondre. Les masses tireront leurs propres conclusions. En fin de compte, pour aller de l’avant, les masses ukrainiennes, comme les masses dans tous les autres pays, devront apprendre par la lutte que ce qui est nécessaire n’est pas de chercher des solutions dans l’intégration à l’UE ou dans des liens plus étroits avec la Russie de Poutine, mais de s’unir avec les travailleurs à travers l’Europe dans une lutte contre le capitalisme et pour une Europe socialiste.