La chute du gouvernement fédéral, en décembre 2018, ainsi que le résultat des élections du 26 mai ont produit une nouvelle crise politique d’envergure. La formation d’un nouveau gouvernement fédéral est dans une impasse totale. Marc Uytendaele, constitutionnaliste, et Vincent de Coorbyter, analyste politique, estiment que la Belgique traverse la « pire crise depuis des décennies » et ajoutent qu'il s'agit également d'une « crise existentielle ». Ils font ici référence à la menace qui pèse sur la pérennité de l'État fédéral belge sous sa forme actuelle, ou sous une autre forme.

Nous vivons maintenant une situation où tous les gouvernements régionaux et communautaires ont été formés, mais sans gouvernement fédéral. Chaque gouvernement est constitué de coalitions différentes ; le gouvernement fédéral reste un gouvernement d'affaires courantes. Avec le retrait de la N-VA en décembre 2018, puis avec la défaite de tous les partis au pouvoir lors des élections fédérales de mai 2019, le gouvernement fédéral a perdu la majorité qu'il avait lors de sa prise de fonctions en 2016. La Belgique est donc ingouvernable depuis plus d'un an. Cependant, nous sommes encore loin du record de 541 jours (en 2010) sans gouvernement, qui, selon certaines études, constitue le record du monde de « la plus longue période sans gouvernement ».

Cependant, l'ingouvernabilité n'est pas un phénomène typiquement belge et concerne l’Europe entière (actuellement, 11 gouvernements minoritaires ont été formés dans l'UE, y compris le tout premier gouvernement de coalition en Espagne).

Instabilité

L'instabilité politique et institutionnelle exprime plusieurs choses : la perte de confiance dans les partis traditionnels ainsi que la recherche de partis et de solutions politiques à l’opposé des partis qui ont gouverné le pays pendant des décennies. Cela entraîne la fragmentation du paysage politique et une polarisation croissante entre la gauche et la droite. Les partis dits « du centre » sentent le sol se dérober sous leurs pieds, jusqu’à disparaître.

En Belgique, cependant, la crise politique est exacerbée par plusieurs antagonismes communautaires : les partis de gauche et de droite ont un poids différent en Flandre et en Wallonie, de même que le mouvement ouvrier, qui est plus fort en Belgique francophone qu'en Flandre ; le programme très droitier, séparatiste et raciste de la N-VA est un repoussoir pour une partie importante des partis traditionnels de droite qui hésitent à s’y allier après l’expérience dans le gouvernement de Charles Michel ; il n’existe ni circonscription fédérale ni partis fédéraux (c’est à dire nationaux) à l'exception du PTB/PVDA ; tous les partis sont régionaux et se positionnent comme des partis de pouvoir régional dans les structures étatiques régionales ; ajoutons à cela le développement économique inégal et la concurrence économique croissante entre le Nord et le Sud… Tout ceci, comme une taupe, sape les fondations des structures étatiques fédérales belges (y compris celles de la Maison royale dont le prestige est intimement lié à la survie du pays fédéral).

Ce phénomène d’ingouvernabilité n’est pas nouveau. Les six réformes de l'État qui se sont succédées depuis les années 70 n'ont toujours pas apporté de stabilité à l’Etat belge. De plus en plus, l'idée d'une 7ème réforme de l'Etat gagne du terrain. Les partis traditionnels francophones semblent également disposés à s'engager dans cette voie. Dans ce processus de réforme de l'État, les partis socialistes ne pensent et n'agissent ni en termes de renforcement de l'unité et des droits de la classe ouvrière, ni en termes de renforcement de la sécurité sociale fédérale (réduction de la régionalisation des allocations familiales ou des soins de santé), mais en tant que partis régionalistes qui prennent appui sur « leur région », « leur droite », leur « patronat » et se limitent à accompagner la crise du capitalisme. Dans une interview récente, Magnette, le leader du PS, a ainsi déclaré qu'il était opposé à la suppression des allocations de chômage d’un Carolo, mais en faveur de la suppression des allocations d'un chômeur en Flandre où il y a le "plein emploi" (Le Soir 30/12/2019). Dans la même interview, Magnette plaide pour la « territorialisation » (euphémisme pour régionalisation et scission) de la sécurité sociale. Ce régionalisme gangrène aussi une bonne partie de l’appareil des organisations syndicales et doit être combattu : la force du mouvement ouvrier réside dans son unité.

Impasse

Une 7ème réforme de l'Etat aux mains de la caste politique actuelle ne résoudra pas l'instabilité organique des institutions bourgeoises. Elle ne pourra jamais être menée en faveur de la classe ouvrière. Même s’il n'est pas certain qu'une 7ème réforme de l'État ouvre la voie à une Belgique confédérale, une nouvelle division de la Belgique est à l'ordre du jour.

Cette crise est un problème pour la bourgeoisie en Belgique. Un gouvernement fédéral est nécessaire puisque de nombreuses compétences sont encore exercées à ce niveau. La bourgeoisie souhaite un gouvernement qui puisse achever rapidement la casse sociale entamée par le précédent. La perspective d’une nouvelle récession économique sans véritable gouvernement ne rassure pas du tout les patrons. Mais le fait est que les familles politiques traditionnelles ne peuvent plus, comme par le passé, servir de base à la formation de gouvernements fédéraux stables. La représentation politique des intérêts des capitalistes est fragmentée, ce qui complique fortement l’obtention d’un accord.

Il est peu probable que la N-VA et le PS s'unissent pour former un gouvernement. La seule option mathématique possible serait alors un gouvernement avec Groen, Ecolo, CDH, CD&V, les libéraux et les socialistes. Néanmoins, la faisabilité politique d’une telle coalition est très incertaine : pour le CD&V et l'Open VLD, ce serait un choix très difficile car ils se trouvent sous la pression de la N-VA et leurs ailes droites respectives. Un tel gouvernement serait donc d’office un gouvernement de crise, qui vivrait sous la pression de forces sociales opposées, d’un côté le patronat et de l’autre le mouvement ouvrier. Ces forces sociales voudront faire valoir leurs intérêts et leurs revendications.

Le mouvement ouvrier doit prendre l’initiative

Néanmoins, comme tous les gouvernements précédents, celui-ci restera au service des intérêts des capitalistes. Le mouvement ouvrier, et les syndicats en particulier, ont donc une responsabilité particulière : il ne peut être question d’attendre passivement la formation d’un nouveau gouvernement. Dans ce sens, l’initiative de la seule FGTB d’organiser une manifestation nationale en défense de la sécurité sociale est plus que bienvenue. Toutefois, il est nécessaire d’aller plus loin : la FGTB aurait dû inviter formellement la CSC à la rejoindre. Au-delà de cette manifestation, il faudra surtout coaguler rapidement toutes les luttes partielles qui ont lieu aujourd’hui, autour d’un programme commun de revendications et de lutte. On pense ici aux luttes pour le climat, à celles des chauffeurs du transport public en Flandre, au mouvement du secteur socio-culturel, aux grèves dans le secteur de la santé, dans les communes et CPAS à Bruxelles, aux actions contre la trop grande pression du travail dans les usines, à la pétition pour une pension digne (de 1500 euros) et pour un salaire minimum de 14 euros, au combat des travailleurs sans papiers et à celui des réfugiés, etc.

Voilà des luttes qui peuvent unir les travailleurs et les jeunes des deux côtés de la frontière linguistique et de toutes les nationalités. Les revendications phares d’un tel mouvement devraient être l’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail, la fin des privatisations, le refinancement de l’enseignement, de la santé et de la sécurité sociale (ainsi que sa refédéralisation). Ceci est détaillé dans notre revue. L’appel du PTB/PVDA à une marche de la « grande colère », le 1er mars, contribue aussi à faire entendre la voix du mouvement ouvrier. Ce qui fait encore défaut à toutes ces initiatives, c’est une perspective clairement anticapitaliste et révolutionnaire : sans rupture avec ce système, aucune amélioration sociale et écologique durable n’est possible. C’est aujourd’hui, et pas demain ou après-demain, qu’il faut oser aborder la question d’une société qui remplace le capitalisme. Ce modèle de société, le socialisme, doit être au cœur de toutes nos luttes.