Nous présentons ici la Foire aux Questions dédiée à l’idée de « l'entraide » comme stratégie politique différente et opposée à la conception marxiste de construction d’un parti politique ouvrier. Cette rubrique a été rédigée par nos camarades de la section américaine de la TMI suite aux nombreuses questions qui leur ont été posées à ce sujet.

FAQ : Marxisme, bolchevisme et entraide

Au cours de l'été 2020, quelques mois seulement après l'émergence du COVID-19 et le chaos politique et économique qui s'en est suivi, l'important soulèvement George Floyd a éclaté dans plus de 2 000 villes et villages. 54 % des Américains interrogés à l'époque estimaient que l'incendie du 3e commissariat de Minneapolis était justifié, et des millions de personnes ont commencé à se tourner les unes vers les autres plutôt que vers l'État pour avancer. L'intérêt pour ce que l'on appelle « l'entraide » s'est accru et plus de 1 000 réseaux d'entraide ont vu le jour dans tout le pays. Une poignée de patrouilles de défense armées ont également émergé dans les quartiers populaires, ainsi que des réseaux de distribution de produits de première nécessité et des campagnes sur les réseaux sociaux visant à collecter des fonds pour payer la caution des manifestants arrêtés. En outre, de nouveaux militants ont été attirés par le mouvement socialiste, beaucoup d'entre eux considérant l'entraide comme une stratégie politique pour poursuivre la lutte entamée par le soulèvement de 2020.

Socialist Revolution a reçu de nombreuses questions concernant notre position sur l'entraide, le rôle que nous pensons qu'elle peut jouer dans la transformation de la société, et les tâches politiques qui devraient être prioritaires pour les révolutionnaires aujourd'hui. L'intérêt croissant pour ce sujet était à la fois une réponse à la pandémie et une partie d'une nouvelle vague de débats autour de la politique révolutionnaire et de la stratégie socialiste. Le fait que tant de personnes cherchent à s'impliquer dans le mouvement est un signe encourageant pour notre époque. Nous souhaitons maintenant aborder certaines de ces questions afin de clarifier notre point de vue sur ce sujet important.

D'où vient l'idée d'entraide ?

Contrairement à certains partisans contemporains de l'entraide en tant que théorie organisationnelle et cadre tactique, Kropotkine n'a jamais proposé que les sociétés d'entraide puissent vaincre l'État ou établir le socialisme.
Le terme « entraide » vient de Pierre Kropotkine, anarchiste russe du 19e siècle. Issu d'une famille aristocratique de propriétaires terriens de la Russie tsariste, Kropotkine était un polytechnicien qui s'intéressait à la politique, à l'économie, à la sociologie, à la zoologie et à la géographie. À l'instar de Karl Marx, Kropotkine était un matérialiste qui s'intéressait vivement à la méthode scientifique.

Dans son livre L’Entraide, un facteur de l’évolution, Kropotkine critique l'accent mis sur la « lutte pour la survie » par opposition au modèle coopératif de survie dans la théorie de la sélection naturelle de Darwin. Il fait une critique cinglante de l'ordre politique bourgeois et du cadre théorique établi depuis Hobbes, tout en anticipant et en répudiant le darwinisme social. S'appuyant sur ses observations scientifiques naturalistes, Kropotkine a étudié le développement des sociétés humaines de la préhistoire à l'ère moderne.

Contrairement à certains partisans contemporains de l'entraide en tant que théorie organisationnelle et cadre tactique, Kropotkine n'a jamais proposé que les sociétés d'entraide puissent vaincre l'État ou établir le socialisme. Néanmoins, il pensait que l'État était la raison pour laquelle les groupes d'entraide ne pouvaient pas répondre aux besoins des masses. Kropotkine tourne le dos à sa classe et soutient les grèves de masse et les rébellions ouvrières. Mais il ne fait aucune référence à l'entraide comme stratégie pour renverser le capitalisme. Dans le chapitre « L'entraide chez nous », il écrit :

Au point de vue de l’économie sociale tous ces efforts des paysans sont certainement de peu d’importance. Ils ne peuvent soulager effectivement, et bien moins encore définitivement, la misère à laquelle les cultivateurs du sol sont voués dans toute l’Europe.

La principale conclusion de son travail est que, si la coopération humaine se produit organiquement tout au long de l'histoire, l'État est principalement responsable de l'éradication de ces institutions naturelles de mutualisme égalitaire, en particulier par le biais de l'institution de la propriété privée. En ce sens, ses idées renversent la théorie marxiste de l'État. Pour les marxistes, l'État est une fonction intrinsèque d'une société divisée en classes. Les « corps spéciaux d'hommes armés » qui constituent l'État sont le produit d'un conflit de classes irréconciliable, c'est-à-dire qu'ils sont nécessaires pour préserver la propriété et le pouvoir de la classe dominante. En revanche, dans la perspective anarchiste, l'État est étranger à la société, il lui est subjectivement imposé de l'extérieur.

Qu'est-ce que l'entraide ?

Dans le contexte actuel, nous pensons que Dean Spade fournit une définition précise dans son livre Mutual Aid : Building Solidarity During This Crisis :

... de plus en plus de gens ordinaires se sentent appelés à réagir dans leurs communautés, en créant des moyens audacieux et novateurs de partager les ressources et de soutenir les voisins vulnérables. Ce travail de survie, lorsqu'il est réalisé en conjonction avec des mouvements sociaux exigeant des changements transformateurs, s'appelle l'entraide ... et il crée des espaces sociaux où les gens développent de nouvelles solidarités. Dans le meilleur des cas, l'entraide produit de nouveaux modes de vie où les gens créent des systèmes de soins et de générosité qui s'attaquent au mal et favorisent le bien-être.

Spade poursuit en expliquant que l'entraide comporte trois éléments clés :

  1. Les projets d'entraide visent à répondre aux besoins de survie et à développer une compréhension commune des raisons pour lesquelles les gens n'ont pas ce dont ils ont besoin.
  2. Les projets d'entraide mobilisent les gens, développent la solidarité et construisent des mouvements.
  3. Les projets d'entraide sont participatifs, ils résolvent les problèmes par une action collective plutôt que d'attendre des sauveurs.

De même, Wikipédia définit l'entraide comme « un échange volontaire et réciproque de ressources et de services au profit de tous. Les projets d'entraide sont une forme de participation politique dans laquelle les gens prennent la responsabilité de s'occuper les uns des autres et de changer les conditions politiques ».

Les partisans de l'entraide soulignent également qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, mais plutôt d’une réponse humaine commune à la crise. Comme l'a fait remarquer Spade lors d'une interview en décembre 2020, « l'entraide apparaît toujours là où il y a des catastrophes ».

Quels sont les exemples concrets d'entraide ?

Parmi les exemples probants d'entraide, Dean Spade cite le célèbre programme « Free Breakfast For Children » (programme de petit-déjeuner gratuit pour les écoliers) du Black Panther Party (BPP), ainsi que le programme de soins de santé pour la communauté des Young Lords. Il cite également des exemples plus récents, comme le collectif juridique Sylvia Rivera Law Project (SRLP), qui fournit une assistance juridique gratuite aux personnes transgenres et à celles qui ne se reconnaissent pas dans le genre. D'autres ont également cité les programmes culturels du parti social-démocrate allemand dans la période précédant la Première Guerre mondiale comme un exemple positif d'entraide. Ces programmes comprenaient un large éventail de clubs de travailleurs pour des activités allant du théâtre au cyclisme en passant par la pratique de la mandoline.L'une des forme commune d'entraide aux Etats-Unis est la donnation de virvre au manifestants

Parmi les formes d'entraide les plus courantes aux États-Unis ces dernières années, on peut citer l'organisation de collectes de fournitures dans les quartiers, de collectes de nourriture et de réfrigérateurs communautaires, la coordination de la livraison de courses alimentaires par des bénévoles, la fourniture de nourriture et d'eau aux manifestants, ainsi que la fourniture gratuite de soins médicaux, d'équipements de protection individuelle et d'un soutien en matière de santé mentale.

Quelle est la position marxiste sur l'entraide ?

Les marxistes n'ont pas de position « unique » sur l'entraide dans l'abstrait. Il faut d'abord clarifier ce que l'on entend exactement par « entraide », puis examiner les circonstances concrètes et les tâches auxquelles le mouvement socialiste est confronté à chaque instant. Pour commencer, nous pensons qu'il est important de distinguer deux conceptions différentes de l'entraide.

  1. L'entraide comme phénomène organique dans la vie et l'histoire de la classe ouvrière.
  2. L'entraide comme stratégie politique des militants socialistes.

Au premier sens du terme, l'entraide est simplement un phénomène dont l'histoire moderne offre de nombreux exemples. En temps de crise, lorsque le capitalisme et ses institutions ne parviennent pas à subvenir aux besoins de la classe ouvrière et à la protéger, il est courant que localement les quartiers prennent les choses en main. Tout en comprenant leurs limites, les marxistes soutiennent ces efforts et les considèrent comme des exemples de la solidarité instinctive au sein de la classe ouvrière - un exemple clair que la « nature humaine » ne se résume pas à la cupidité et à l'égoïsme. En 2020, par exemple, les marxistes britanniques ont analysé les réseaux d'entraide qui ont émergé en Grande-Bretagne au cours des premiers mois de la pandémie de COVID-19, écrivant que « l'action directe pour combler le vide laissé par le gouvernement est une source d'inspiration, montrant la capacité des travailleurs ordinaires à s'organiser eux-mêmes et à organiser leurs communautés ».

D'un autre côté, certaines tendances au sein du mouvement socialiste soutiennent que les socialistes devraient utiliser l'entraide comme une stratégie, voire la stratégie principale, pour mettre fin au capitalisme. C'est cette position que nous cherchons à aborder dans ce document. Dans la suite de cette FAQ, « entraide » sera synonyme d'entraide en tant que stratégie politique, sauf indication contraire.

Nous pensons qu'il peut y avoir des cas où certaines formes d'entraide pourraient jouer un rôle tactique supplémentaire dans la lutte pour le socialisme. Cependant, en ce qui concerne la stratégie politique globale, les marxistes s'opposent à l'entraide en tant que telle et préconisent le bolchevisme - le processus de formulation d'un programme révolutionnaire clair et de construction d'une organisation disciplinée capable de porter ce programme dans la classe ouvrière au sens large et dans ses organisations. Nous pensons que pour gagner la classe ouvrière, nous devons offrir, non pas des « petites actions » ou des biens et des services, mais avant tout des idées claires sur la façon dont les travailleurs peuvent s'organiser efficacement en tant que classe pour lutter pour leurs intérêts et, en fin de compte, mener à bien la révolution socialiste.

Quels sont les arguments en faveur de l'entraide dans le mouvement socialiste aujourd'hui ?

De nombreux socialistes pensent que l'entraide devrait être l'axe principal de l'activisme, en particulier ceux qui sont repoussés par la collaboration de classe et l'opportunisme d'élus comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez. Estimant que « l’électoralisme » s'est révélé être une impasse, l'entraide se présente souvent comme une « stratégie alternative », voire une forme « d'action directe » - localisée, concrète, et donnant des résultats immédiats. La question se pose alors : comment l'entraide contribue-t-elle à la lutte globale pour le socialisme ? Il existe deux réponses principales à cette question au sein du mouvement socialiste.

Beaucoup de ceux qui sont attirés par l'entraide aujourd'hui y voient un moyen de gagner la confiance et la sympathie d'une couche plus large de la société, et de rendre la politique socialiste « pertinente » pour la vie et les préoccupations quotidiennes des gens. Cette position soutient souvent qu'en s'engageant dans l'entraide, les socialistes peuvent « construire la confiance » entre eux et la classe ouvrière au sens large. Les travailleurs n'écouteront pas les socialistes, nous dit-on, à moins que nous ne « fassions nos preuves dans la pratique » en répondant à leurs besoins matériels immédiats. Les partisans de cette position ajoutent souvent une mise en garde : les efforts d'entraide ne suffisent pas à répondre aux besoins de milliards de personnes, mais ils pensent néanmoins que cela reste la principale stratégie pour gagner la classe ouvrière aux idées du socialisme, tout en améliorant la vie des gens en même temps. Cette position est très proche, voire pratiquement identique, à l'idée de « base building ». (1)

Une autre position, parfois appelée « construction d'un double pouvoir », soutient que l'entraide contribue à la construction « d'institutions permanentes » en dehors du capitalisme, qui pourraient à terme remplacer les institutions capitalistes dominantes. Il est affirmé que, par exemple, en construisant continuellement des cliniques médicales avec les méthodes de l'entraide, il serait possible de remplacer à terme le système de santé à but lucratif existant. Il convient de noter que cette conception du « double pouvoir » diffère considérablement de l'utilisation marxiste classique de ce terme, que nous abordons ci-dessous.

D'après les questions que nous avons reçues, le premier point de vue - selon lequel l'entraide est la meilleure méthode pour s'enraciner dans la population au sens large - semble être le plus répandu dans le mouvement socialiste contemporain aux États-Unis. Cependant, les positions ne s'excluent pas nécessairement l'une l'autre, puisque certains défendent les deux simultanément. D'autres justifications sont également données, notamment l'affirmation selon laquelle des programmes d'entraide réussis sont le meilleur moyen d'obtenir des réformes de la part du gouvernement bourgeois. Ou encore, que le processus d'organisation de l'entraide permet aux socialistes d'acquérir une expérience et des compétences logistiques importantes. Cependant, ces arguments sont moins fréquents.

L'entraide peut-elle jouer un rôle dans le processus révolutionnaire ?

Les marxistes ne considèrent pas la question de l'entraide d'un point de vue moralisateur. Nous commençons par un examen scientifique du changement de la société, et en particulier du changement révolutionnaire. L'expérience des cent dernières années montre qu'une transition révolutionnaire du capitalisme au socialisme n'est possible que lorsqu'une convergence favorable de facteurs objectifs coïncide avec la présence d'un parti révolutionnaire. Pour mener à bien cette transition, un tel parti doit être préparé à l'avance et être en mesure d'intervenir consciemment et délibérément dans le processus révolutionnaire.

Ainsi, si les marxistes reconnaissent que l'entraide peut jouer un certain rôle dans le processus révolutionnaire global, elle n'est pas une panacée et ses limites doivent être clairement comprises. Ceux qui participent à l'entraide, que ce soit en réponse à des crises ou en tant que militants socialistes conscients, cherchent clairement à aider les gens et sont animés des meilleures intentions. Mais l'histoire montre que les bonnes intentions ne suffisent pas, nous avons également besoin d'idées et de stratégies correctes.

Nous devons donc nous poser la question suivante : les partisans de ces méthodes expliquent-ils clairement que le problème fondamental auquel est confrontée la classe ouvrière est le système capitaliste lui-même ? Relient-ils les luttes pour les réformes à la nécessité d'un renversement révolutionnaire du capitalisme ? Les activités d'entraide sont-elles combinées à la construction d'un parti révolutionnaire ? Quels types de forces seraient nécessaires pour utiliser l'entraide de manière significative ?

La réponse à ces questions peut déterminer le rôle réel de l'entraide. S'il n'explique pas clairement que le capitalisme est le problème, quel est le but du mouvement ? S'il crée l'illusion que le mouvement d'entraide peut résoudre les problèmes des gens dans les limites du capitalisme, une révolution est-elle même nécessaire ?

Quelques exemples historiques permettent d'y voir plus clair. Comme nous l'avons expliqué plus haut, outre ses journaux politiques, son activité parlementaire et son syndicalisme, le parti social-démocrate allemand était très présent dans la vie culturelle de la classe ouvrière. Dans Jacobin, Adam Sacks explique que « loin d'être une affaire statique, gravée dans le marbre, la vie au sein du SPD était une expression vivante et vibrante des valeurs du parti. Les sociaux-démocrates ont créé des associations de gymnastique et des clubs de cyclisme, des chorales et des clubs d'échecs. Ils organisaient des activités pour les jeunes, ouvraient des épiceries et proposaient des services funéraires ».Malgré l'empleur de ses programmes d'entraide le SPD n'a pas conduit la classe ouvrière au pouvoir pendant la Révolution Allemande de 1918 -1923.

L'ampleur de ces programmes était impressionnante et a certainement contribué à renforcer la position du parti au sein de la classe ouvrière. Cependant, nous devons nous rappeler que lorsque la révolution a balayé l'Allemagne en 1918 et 1923, le parti n'a pas conduit la classe ouvrière au pouvoir. Bien qu'il dispose d'un appareil massif et qu'il soit engagé dans un large éventail d'activités, le parti a politiquement dégénéré au cours de la période précédente en une organisation réformiste qui a fini par sauver le capitalisme au lieu de le renverser. Ces défaites ont directement conduit à la montée du fascisme et à l'écrasement de ce qui avait été le mouvement ouvrier le plus puissant du monde. Ce qui manquait tragiquement à la classe ouvrière, ce n'était pas davantage de programmes d'entraide, mais plutôt une direction marxiste étroitement organisée luttant pour un programme révolutionnaire.

Il convient de noter qu'à la même époque, le parti bolchevique a remporté la plus grande victoire du mouvement ouvrier à ce jour, la révolution russe, et qu'il l'a fait sans aucun travail significatif pouvant être décrit comme de l'entraide. Au contraire, ils ont réussi à gagner la classe ouvrière grâce à leur agitation et à leur propagande inlassables en faveur d'un programme socialiste révolutionnaire clair.

L'entraide peut-elle « construire un mouvement » ?

Dean Spade et d'autres suggèrent que les efforts d'entraide peuvent construire une sorte de « mouvement » permanent, aboutissant finalement à un changement de système à un moment indéterminé. Ce point de vue peut découler d'un désir, commun aux activistes aux États-Unis, de comprendre pourquoi des mouvements élémentaires tels que les manifestations de George Floyd se sont dissipés sans rien changer de fondamental, et comment éviter cela à l'avenir.

Mais le fait est que les mouvements sociaux ne sont jamais permanents - ils naissent et disparaissent. Nous devons accepter cette réalité. Dans des moments exceptionnels, la classe ouvrière peut se mobiliser pendant un certain temps. Mais en général, la vie sous le capitalisme rend difficile d'être politiquement actif. Les journées de travail sont longues et certaines personnes ont plus d'un emploi ou doivent faire des heures supplémentaires. Il faut également tenir compte du temps consacré aux déplacements entre le domicile et le lieu de travail, aux tâches ménagères et à la garde des enfants. La société capitaliste elle-même empêche les gens d'avoir le temps d'être politiquement actifs de manière durable.

La révolution socialiste, avec l'arrivée au pouvoir de la classe ouvrière, réduirait la semaine de travail sans perte de salaire, offrirait des services de garde d'enfants gratuits et de qualité, et socialiserait les tâches ménagères. Cela permettrait à la population de s'impliquer durablement dans la vie politique. Jusqu'à ce que cela puisse être accompli, nous comprenons que les problèmes et les contradictions du capitalisme lui-même finissent par pousser les gens à lutter pour le changement, donnant lieu à des explosions sociales. Cependant, à moins que le fleuve déchaîné de la lutte des classes ne soit canalisé vers le renversement final du système, il finira par retomber sur ses berges. Dans ces conditions, notre objectif devrait être de participer aux mouvements et de les pousser aussi loin que possible, en les utilisant comme un moyen de construire les forces de la révolution et d'éduquer la classe pour les batailles futures qui peuvent mettre fin au système une fois pour toutes.

Les marxistes peuvent-ils utiliser les programmes d'entraide afin d’accroître l'intérêt pour le socialisme ?

Comme nous l'avons vu, l'un des arguments en faveur de l'entraide en tant que stratégie politique suggère qu'en organisant l'entraide, les socialistes peuvent amener de nouvelles personnes dans le mouvement socialiste et « construire une base » de travailleurs socialistes. Cela semble impliquer que les travailleurs qui sont conservateurs, libéraux ou apolitiques pourraient reconsidérer leur politique simplement après avoir reçu de l'aide, sous forme de biens et de services, de la part de personnes menant des actions d'entraide sous la bannière du socialisme. L'hypothèse sous-jacente est que les convictions politiques sont largement façonnées par ce type de petites interactions, de courtes conversations, etc.

D'une manière générale, cependant, les convictions politiques sont largement façonnées par des facteurs historiques objectifs : avant tout, l'expérience de la vie sous le capitalisme et l'instabilité inhérente au système. Le marxiste britannique Ted Grant a expliqué un jour que « les événements, les événements, les événements » sont les véritables moteurs des changements de conscience. Bien qu'il n'y ait pas de relation automatique entre les tendances économiques générales et la conscience de masse, dans les moments où la crise du capitalisme apparaît au grand jour, un grand nombre de personnes sont obligées de reconsidérer leurs croyances politiques pratiquement du jour au lendemain.

Pour illustrer ce processus, il suffit d'observer la croissance des Socialistes démocrates d'Amérique (en anglais Democratic Socialists of America ou DSA) en 2016-2018. Pendant des décennies, DSA a stagné. Cependant, dans les semaines et les mois qui ont suivi l'élection de 2016, l'organisation a été inondée de dizaines de milliers de nouveaux membres. Ce ne sont pas de « petits actes » ou des programmes d'entraide, mais plutôt des événements sismiques - la capitulation de Bernie Sanders et l'élection subséquente de Donald Trump - qui ont été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase pour des dizaines de milliers de socialistes, les poussant à s'organiser pour la première fois. En étudiant l'histoire, nous pouvons trouver de nombreux exemples similaires, et nous pouvons anticiper de nombreux autres cas de cette dynamique dans la période à venir.

Au vu de ce schéma historique, nous pensons que s'engager dans l'entraide afin de tenter de « construire un mouvement » ou « construire une base » constitue un raccourci rapide, et illustre une méconnaissance fondamentale de la manière dont la conscience et l'engagement politiques évoluent dans le monde réel. En d'autres termes, il s'agit d'une tentative de la part de petits groupes de militants de se substituer aux processus historiques plus larges qui sont nécessaires pour créer une audience de masse pour les idées socialistes.

Les marxistes peuvent-ils utiliser l'entraide pour gagner la confiance de la classe ouvrière ?

Si l'on pouvait changer fondamentalement l'opinion des gens sur la société en leur offrant simplement des repas gratuits et la charité, les institutions religieuses telles que l'Église catholique se développeraient à une vitesse fulgurante, puisqu'elles poursuivent de telles tactiques depuis très longtemps.

En réalité, les travailleurs sérieux savent que le problème est le système lui-même, et ils veulent des solutions et des idées sérieuses, pas des petites faveurs éphémères. Ce ne sont pas les « petites actions » ou les actes héroïques de socialistes individuels, mais plutôt l'expérience cumulative de la vie sous le capitalisme qui pousse la classe ouvrière vers des conclusions socialistes. Si cette expérience peut mettre en évidence la nécessité d'un nouveau système, elle ne fournit pas automatiquement une compréhension scientifique de la manière de renverser le capitalisme et de le remplacer par un autre. Pour cela, la théorie marxiste est nécessaire. C'est pour cette raison qu’il est important de construire une organisation de cadres marxistes formés, qui peuvent apporter cette clarté théorique dans les périodes de reprise du mouvement.

Cela dit, les socialistes doivent absolument faire leurs preuves dans la pratique. Gagner la confiance politique de la classe ouvrière est une condition préalable à la révolution socialiste. Pendant la période précédant la révolution socialiste, les marxistes doivent être les combattants de classe les plus résolus et les plus efficaces. Mais cela découle avant tout d'idées et de perspectives correctes combinées à un large éventail d'activités, y compris des campagnes électorales indépendantes de classe, le travail au sein des syndicats, l'organisation d'événements publics, l'engagement dans des fronts unis et des mouvements de masse, etc. Les couches les plus militantes de la classe ouvrière se tourneront vers les forces du marxisme dans la mesure où les révolutionnaires organisés proposent une voie à suivre pour la lutte des classes. Il n'y a pas de chemin facile, pas de raccourci, pas d'artifice qui puisse permettre de réaliser une tâche aussi énorme.

Les programmes d'entraide préparent-ils la classe ouvrière à prendre le pouvoir ?

Pour répondre correctement à cette question, il faudrait examiner chaque projet d'entraide particulier et la base sur laquelle il est organisé. Il est néanmoins clair que la grande majorité des projets d'entraide n'expliquent pas clairement la nécessité de la transformation socialiste de la société.

À titre d'exemple, le projet SRLP mentionné ci-dessus semble être un programme louable, qui aide de nombreuses personnes. Cependant, son objectif est de faire pression sur le système juridique et les grandes bureaucraties capitalistes, et non de les renverser. Il n'en fait pas un objectif et ne précise pas comment les travailleurs transgenres doivent s'associer à la classe ouvrière dans son ensemble pour riposter sur une base de classe. Une partie des travailleurs ne peut pas renverser le système à elle seule.

Un programme d'entraide qui aiderait à se préparer au pouvoir devrait combiner la lutte contre la classe capitaliste pour les réformes d'aujourd'hui, mais aussi expliquer que seule la transformation socialiste de la société peut conduire à une vie nettement meilleure. Cela nécessitera un parti de masse de la classe ouvrière, luttant pour un gouvernement avec des politiques socialistes. À titre d'exemple, nous pouvons et devons organiser les locataires pour qu'ils luttent contre leurs propriétaires et contre les loyers élevés et les mauvaises conditions de logement. Mais cette lutte doit montrer clairement que jouerons «  toujours en défense » jusqu'à ce que nous ayons un gouvernement ouvrier et un programme de logement socialiste, avec des loyers plafonnés à 10 % des salaires. Cet objectif ne peut être atteint sous un gouvernement capitaliste.

L'entraide répond-elle à la question de savoir comment la classe ouvrière doit faire face à l'État capitaliste ?

Si l'on étudie l'évolution du capitalisme depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, on constate clairement l'accumulation du pouvoir économique et la centralisation croissante de ce pouvoir. Nous constatons également la centralisation du pouvoir politique sous la forme d'États capitalistes. L'histoire montre que l'État capitaliste ne disparaîtra pas de lui-même. Un pouvoir centralisé ne peut être vaincu que par une force qui comprend la nature de ce pouvoir. La classe ouvrière, nombreuse et diversifiée, doit s'unir et coordonner sa lutte pour vaincre les grandes banques, les grandes entreprises et leur appareil d'État. Sinon, le pouvoir centralisé divisera les travailleurs et les vaincra.

Comme nous l'avons vu, les partisans de l'entraide sont nombreux et ont souvent des justifications et des fondements théoriques différents. Cependant, aucun d'entre eux n'aborde cette question de manière scientifique.

Par exemple, Dean Spade écrit dans le tout dernier paragraphe de son livre :

En livrant des courses, en participant à des réunions, en cousant des masques, en écrivant des lettres aux prisonniers, en appliquant des bandages, en animant des cours sur les relations interpersonnelles, en apprenant à protéger notre travail de la surveillance, en plantant des jardins et en changeant des couches, nous renforçons notre capacité à surpasser en nombre la police et l'armée, à protéger nos communautés et à construire des systèmes qui garantissent que tout le monde puisse avoir de la nourriture, un logement, des médicaments, de la dignité, des liens, de l'appartenance et de la créativité dans sa vie. C'est pour ce monde que nous nous battons. C'est ce monde que nous pouvons gagner.

Ce passage contient de nombreuses idées confuses, mais il convient de souligner l'attitude floue et insouciante à l'égard de la question de l'État. L'implication est que tant que nous poursuivons vigoureusement l'entraide, à un moment non défini, nous serons en mesure de traiter avec l'État en utilisant des méthodes non définies. Mais en fait, la classe ouvrière est toujours plus nombreuse que les forces de l'État - la question est de savoir quel type de programme est nécessaire pour unir la classe ouvrière dans la lutte contre l'État capitaliste. Pour un examen approfondi de ces questions, nous recommandons L'État et la Révolution de Lénine et L'Etat et la révolution aujourd'hui de Ted Grant.

Est-il possible de combler de manière significative les « lacunes » du capitalisme par l'entraide ?

Si nous examinons l'ampleur réelle de la pauvreté et du manque à l’échelle du monde, il est clair que les problèmes du capitalisme sont de nature systémique. Rien qu'aux États-Unis, 38 millions de personnes souffrent d'insécurité alimentaire. Et ce, bien que le pays produise suffisamment de nourriture pour nourrir l'ensemble de la population mondiale. Plus d'un demi-million de personnes sont sans abri chaque nuit, bien qu'il y ait plus de logements vides que de sans-abri. Enfin, 43,4 % des adultes âgés de 19 à 64 ans, soit plus de 80 millions de personnes, ne bénéficient pas d'une couverture médicale adéquate. La situation est encore pire à l'échelle mondiale.

Ces statistiques montrent l'extrême utopie qui consiste à croire que nous pouvons résoudre cette pénurie artificielle dans les limites du capitalisme. Les problèmes du capitalisme ne sont pas dus à un partage insuffisant des ressources par et au sein de la classe ouvrière. Le problème est que, par définition, la classe dirigeante possède et contrôle les moyens de production et accapare la majorité des richesses générées par la classe ouvrière. Même un parti ouvrier de plusieurs millions de personnes ne pourrait pas résoudre ces problèmes s'il restait dans les limites du capitalisme, et encore moins un groupement décentralisé de petits réseaux d'entraide.

L'expérience montre que même les programmes d'entraide à petite échelle nécessitent beaucoup de temps et de ressources, et que les bénévoles ne disposent pas de réserves d'énergie infinies. Le burn out est fréquent et les groupes d'entraide sont souvent confrontés au problème de la diminution des fonds à long terme, car il est généralement beaucoup plus difficile de maintenir un réseau d'entraide une fois les périodes de crise aiguë terminées.

Pour répondre réellement aux besoins de la population mondiale, la seule solution est que la classe ouvrière s'approprie et contrôle l'économie et organise un plan rationnel dans l'intérêt de l'humanité. Seule l'expropriation des secteurs clé de l'économie par un gouvernement ouvrier peut préparer le terrain pour commencer à répondre aux besoins de tous.

Est-il possible de parvenir au socialisme en construisant des institutions alternatives pour fournir des biens et des services ?

Dans le passé, des tentatives ont été faites pour créer une société « parfaite » en construisant artificiellement des communautés fonctionnant « en dehors » du capitalisme - des communautés utopiques owenistes du 19e siècle aux communes qui ont proliféré dans les années 60 et 70, en passant par certaines « communautés intentionnelles » d'aujourd'hui. S'il est possible d'atteindre un degré relatif de séparation du marché à une échelle extrêmement réduite, il n'est pas possible de le faire dans l'absolu. En outre, cela nécessite de longues heures de travail et le renoncement aux avantages liés à la vie dans une société technologiquement avancée.

Cette conception pré-marxiste du socialisme n'a jamais réussi à supplanter le capitalisme. Ces « sociétés modèles » ne peuvent rivaliser avec l'efficacité de l'économie de marché et ne peuvent construire une société technologiquement avancée, qui nécessite les chaînes d'approvisionnement mondiales complexes et l'industrie à grande échelle que le capitalisme a créées. En conséquence, elles rendent généralement la vie de leurs habitants plus difficile, et non plus facile. Comme l'explique Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, le programme du marxisme, ou socialisme scientifique, explique qu'au lieu d'essayer de revenir aux méthodes de production précapitalistes, la classe ouvrière doit prendre le contrôle de la puissante capacité de production générée par le capitalisme et planifier notre production de manière rationnelle.

Marx l'écrivait déjà en 1851, analysant l'impasse des tentatives de détournement de la lutte des classes en « expériences doctrinaires, banques d'échange et associations ouvrières, donc en un mouvement qui renonce à révolutionner le vieux monde au moyen de ses grandes ressources propres et combinées, et qui cherche plutôt à réaliser son salut dans le dos de la société, de manière privée, dans ses conditions d'existence limitées, et qui, de ce fait, fait nécessairement naufrage ».

Néanmoins, certains membres du mouvement d'entraide qualifient leur propre activité de « construction d'une nouvelle société au milieu de l'ancienne ». On parle parfois de « construction d'un double pouvoir ». Cela diffère radicalement de la conception marxiste du double pouvoir. Pour les marxistes, le double pouvoir est une étape émergente du processus révolutionnaire, lorsque l'État capitaliste a été considérablement affaibli mais existe toujours, alors que dans le même temps, l'embryon d'un État ouvrier sous la forme de conseils ouvriers de masse est en train de naître. Par définition, les périodes de double pouvoir ne peuvent durer éternellement. En fin de compte, les travailleurs doivent mettre fin au pouvoir capitaliste, sinon celui-ci reprendra le contrôle total et la contre-révolution triomphera.

L'idée que nous pouvons « construire un double pouvoir » au sein du capitalisme est une illusion, et il y a de sérieuses conséquences à s'y complaire. Ceux qui parlent de pouvoir dans l'abstrait sans lutter réellement pour remplacer l'État capitaliste par un État ouvrier sont voués à la défaite.

L'expérience des Black Panthers et des Young Lords montre que même lorsque des programmes au succès modeste voient le jour, l'État bourgeois peut attendre le bon moment pour s'y opposer et les détruire. Si un programme d'entraide atteignait un jour une taille significative, les capitalistes n'hésiteraient pas à le démanteler par tous les moyens nécessaires. Le « pouvoir » ne doit pas être défini à la légère. La classe capitaliste ne peut pas accepter et n'acceptera pas qu'un « second pouvoir » existe en son sein.

Quelle est la différence entre l'entraide et la charité ? D'où viennent les ressources que les militants veulent « partager » ?

Les défenseurs de l'entraide affirment clairement qu'il ne s'agit pas de charité. Un refrain courant dans les cercles d'entraide est « La solidarité, pas la charité ». La charité est définie comme le fait que les riches donnent de l'argent aux pauvres, et qu'ils le font d'une manière qui donne une bonne image aux riches et une mauvaise image aux bénéficiaires. La charité renforce toutes sortes d'idées fausses, en particulier l'idée que la pauvreté n'est pas causée par le capitalisme, mais plutôt par la façon dont les pauvres vivent leur vie.

L'entraide est conçue comme un effort collectif d'un mouvement social pour améliorer les conditions de vie. Mais d'où viennent les ressources qui aident les gens ? Toute la richesse de la société provient du travail humain appliqué aux ressources naturelles de la terre. Sous le capitalisme, les travailleurs ne sont payés en salaires et avantages que pour une partie de la valeur qu'ils créent, tandis que la plus-value finit dans les poches des capitalistes.

La lutte des classes est en fin de compte une bataille pour savoir ce qu'il advient de la plus-value : quelle part revient aux gens ordinaires et quelle part revient aux riches ? La répartition des richesses de la société dépend de nombreux facteurs, notamment du niveau de conscience actuel de la classe ouvrière, de sa volonté de se battre, ainsi que de la qualité et de la force de ses organisations et de ses dirigeants.

Nous savons tous que la classe dirigeante ne financera pas la révolution. Cela signifie que tout partage effectué par les travailleurs exige d'eux qu'ils se serrent la ceinture pour aider les autres. Les syndicats, l'aide aux travailleurs en grève, la publication de la presse révolutionnaire et d'autres besoins de ce type ne sont financés que par le sacrifice de la classe ouvrière. Ces sacrifices sont nécessaires à la lutte des classes. Mais se contenter des miettes du capitalisme n'est pas notre but. Nous cherchons à transformer entièrement le monde, en utilisant toutes les richesses de la société pour assurer une qualité de vie élevée à chacun.

Les réformes sont utilisées par la classe dirigeante pour pacifier les travailleurs et ne peuvent leur être arrachées que lorsque les travailleurs entrent en lutte. Historiquement, plus un mouvement est fort et révolutionnaire, plus les réformes sont nombreuses. Mais tant que les capitalistes restent au pouvoir, même les réformes les plus radicales ne sont pas garanties pour toujours. Lorsque la lutte finit par se calmer ou par être vaincue, la classe dirigeante cherche invariablement à renverser et à saper tous les gains obtenus par les travailleurs.

Quelle était la position de Lénine sur l'entraide ?

Il est intéressant de noter que certains des groupes qui ont plaidé en faveur de l'entraide ces dernières années se décrivent comme communistes, marxistes ou léninistes. A notre avis, ce regain d'intérêt pour la figure de Lénine est une indication extrêmement positive de l'orientation du mouvement socialiste américain. Cependant, il est nécessaire de clarifier ce que Lénine pensait exactement sur la question de la stratégie marxiste.Lénine et les marxiste ont argumenté contre les thèses du Narodnisme

Dans ses écrits, Lénine utilise très occasionnellement le terme « entraide » pour désigner les sociétés d'entraide plus larges qui étaient courantes en Russie à son époque. Cela correspond à la conception susmentionnée de l'entraide en tant que phénomène organique de la société. Un meilleur point de départ pour examiner les arguments politico-stratégiques modernes en faveur de l'entraide serait la position de Lénine et des marxistes russes de l'époque par rapport au narodnisme, une forme de socialisme utopique qui a dominé le mouvement socialiste russe entre le milieu et la fin du 19e siècle.

Nombreux sont ceux qui ignorent aujourd'hui que le marxisme russe - appelé plus tard bolchevisme ou léninisme - est né d'une opposition consciente aux théories utopiques des Narodniks. Une aile du mouvement narodnik ressemblait beaucoup aux « base building » et aux partisans de l'entraide d'aujourd'hui, soulignant l'importance des « petites actions » telles que l'organisation de soupes populaires et de campagnes d'alphabétisation.

Dans ses mémoires, Nadezhda Krupskaya, épouse et camarade de Lénine, évoque un épisode représentatif de la période de lutte théorique entre le marxisme et le narodnisme :

La question s'est posée de savoir quelles voies nous devrions emprunter. D'une manière ou d'une autre, il n'y a pas eu d'accord général. Quelqu'un a dit que le travail au sein de la commission sur l'analphabétisme était d'une grande importance. Vladimir Ilitch s'est mis à rire, et son rire était plutôt dur (je ne l'ai plus jamais entendu rire de cette façon). « Si quelqu'un veut sauver le pays en travaillant au sein du Comité d'analphabétisme, a-t-il dit, et bien qu’il y aille ». (cité dans Bolshevism d’Alan Woods).

Dans ses ouvrages classiques sur la stratégie révolutionnaire, Par où commencer ? et Que faire ?, Lénine affirme avec audace la nécessité de construire un réseau de révolutionnaires professionnels fondés sur la théorie marxiste. En d'autres termes, une direction marxiste enracinée dans la classe ouvrière. Comme il l'a fait remarquer dès 1901, il serait « trop tard pour former l'organisation en période d'explosion et de débordements ; le parti doit être prêt à lancer son activité à tout moment ». C'est précisément la réalisation de ce plan qui a garanti le succès de la révolution russe, seize ans plus tard.

Que pouvons-nous apprendre du Black Panther Party et des Young Lords et de leurs efforts d'entraide ?

Les camarades qui ont formé le Black Panther Party et les Young Lords dans les années 1960 et 1970 étaient des combattants courageux. Ils se sont engagés dans la lutte contre le capitalisme et ont essayé de trouver une voie à suivre, mais il n'y avait pas de marxistes révolutionnaires contemporains capables de leur proposer une méthode et une stratégie sérieuses. L'ancienne génération avait dégénéré vers le stalinisme et le sectarisme. Dans ces conditions, le Black Panther Party et les Young Lords ont fait de leur mieux.Les programmes d'entraide n'ont pas empêché les défaites des Young Lords et des Blacks Panthers.

Il est vrai que nombre de leurs programmes de petits déjeuners pour les enfants et d'accès aux soins de santé ont été populaires. Mais nous devons aussi être honnêtes : à grande échelle, ces programmes n'étaient qu'une goutte d'eau dans l'océan. Le programme de petits déjeuners gratuits du BPP, par exemple, a même été éclipsé par le programme fédéral d'aide à la nutrition, qui est lui-même loin d'être suffisant. Finalement, comme le montre l'histoire, ces programmes n'ont pas été suffisants pour aider à construire des organisations révolutionnaires durables, les relier aux masses, étendre leur influence et aider à mobiliser les masses pour les protéger de la répression de l'État.

En fin de compte, les programmes d'entraide n'ont pas empêché la défaite de ces organisations courageuses. Ils n'ont pas non plus eu d'effet politique durable sur les personnes qu'ils servaient, dans le sens de la construction d'organisations destinées à mener des luttes et à se battre pour la transformation future de la société. Dans toutes les villes où le BPP et les Young Lords étaient actifs, les années 1970 et suivantes ont été marquées par une domination totale des Démocrates. Il n'y avait pas de véritable opposition de gauche dans ces régions.

La leçon à tirer est que les programmes qui « servent le peuple » ne sont pas suffisants en eux-mêmes. L'organisation révolutionnaire doit être construite sur la base d'une clarté théorique. En outre, elle doit disposer d'une structure démocratique et d'une vie interne qui permettent des débats et des discussions approfondis, les décisions majoritaires étant mises en œuvre collectivement - au lieu de déchirer l'organisation.

Faut-il attendre des sauveurs ? Quel est le rôle de la direction dans le mouvement socialiste ?

Dean Spade écrit que l'entraide « expose les échecs du système actuel et propose une alternative ». Il précise également que nous ne pouvons pas nous contenter « d'attendre des sauveurs ». Nous sommes tout à fait d'accord pour dire que les travailleurs ne doivent pas attendre des sauveurs. Les sauveurs sont des personnes qui, prétendument, sortent de nulle part pour faire quelque chose pour la classe ouvrière. Marx et Engels ont expliqué il y a longtemps que la libération de la classe ouvrière est la tâche de la classe elle-même.

Cependant, une autre question clé que les partisans de l'entraide n'abordent généralement pas est celle de la direction. La classe ouvrière n'est pas homogène. Elle est composée de personnes très différentes. Il y a les éléments les plus clairvoyants et les plus conscients de leur classe, et il y a ceux qui se font de profondes illusions sur le système capitaliste.

Que l'on veuille l'admettre ou non, la classe ouvrière et les mouvements sociaux ont toujours des dirigeants, qu'ils s'identifient ou non comme tels. Il n'est pas possible d'unir le pouvoir d'un grand nombre de personnes et de le fusionner en une force unique sans leaders. La vraie question est la suivante : qui sont les dirigeants et comment sont-ils sélectionnés ? Ont-ils étudié l'histoire et la théorie afin d'aider à guider les futurs mouvements dans la bonne direction ? Ou bien les dirigeants sont-ils composés de personnes qui se font des illusions sur le système, qui n'ont pas assimilé les leçons du passé ?

L'histoire contient d'innombrables exemples de grands mouvements (même révolutionnaires) qui se sont heurtés aux rochers de la réaction en raison de la faiblesse de la direction. Pour un exemple contemporain, nous devrions étudier la révolution soudanaise. Au Soudan, un mouvement révolutionnaire s'est levé à plusieurs reprises depuis 2019, et les masses se sont battues avec acharnement. Cependant, la direction bourgeoise-libérale ne dirige pas consciemment la classe ouvrière vers les tâches nécessaires pour obtenir la victoire, et aucune direction marxiste alternative n'a été construite au cours de la période précédente. À un moment donné, si les masses ne prennent pas le pouvoir, l'épuisement s'installera et les forces réactionnaires vaincront ce mouvement. Ce n'est qu'un des nombreux exemples qui démontrent le besoin décisif de théorie, de programme et de direction dans la lutte pour une société meilleure.

Quelle activité politique les révolutionnaires devraient-ils mener à la place de « l'électoralisme » ?

L'entraide est devenue à la mode, en partie, en tant qu'alternative de gauche à l'autre domaine de travail qui a dominé le mouvement socialiste ces dernières années : la politique électorale. Nombreux sont ceux qui, au sein et autour de DSA en particulier, consacrent la majeure partie de leur énergie et de leur temps à la politique électorale. Malheureusement, leur approche de la politique électorale est entièrement basée sur la collaboration de classe et l'opportunisme. Ils s'allient au Parti démocrate capitaliste et se présentent sur ses consignes de vote, renforçant ainsi l'illusion qu'il existe une section « progressiste » de la classe dirigeante américaine. Refusant cela, certaines personnes de l'aile gauche de DSA et d'ailleurs se sont tournées vers l'entraide.

Nous soutenons que le problème n'est pas la politique électorale ou « l'électoralisme » en soi, et qu'une meilleure réponse à la stratégie électorale opportuniste est une stratégie électorale révolutionnaire et fondée sur des principes. Bien qu'il ne soit pas possible de simplement voter pour le socialisme, les socialistes et les communistes devraient utiliser les élections bourgeoises pour mener des campagnes indépendantes de la classe qui servent à éduquer la classe ouvrière, à exposer les illusions du capitalisme et à construire une direction révolutionnaire.

Il est vrai qu'avec des ressources limitées, peu de choses peuvent être accomplies actuellement dans le domaine électoral. A l'avenir, les ressources des mouvements de masse et des syndicats seront canalisées vers des politiques indépendantes plutôt que vers les partis des patrons. En attendant, les révolutionnaires peuvent patiemment expliquer nos idées et construire une base pour mener ce type de travail dans le futur.

Concrètement, cela signifie former des sections organisées de marxistes dans chaque ville, chaque quartier et chaque lieu de travail, et prendre le temps d'étudier la théorie marxiste et l'histoire de la classe ouvrière. Avec le temps, ce type de travail peut jeter les bases d'une stratégie électorale révolutionnaire. Nous devons comprendre que, qu'ils soient élus ou non, la priorité des candidats socialistes indépendants doit être d'utiliser leur position pour aider à mobiliser et à diriger la classe ouvrière. Les révolutionnaires doivent combattre la classe dirigeante sur le plan idéologique, sur le lieu de travail, dans la rue et dans l'arène électorale.

Quelle est la priorité absolue des révolutionnaires aujourd'hui ?

L'histoire du bolchevisme fournit un exemple instructif de la manière dont un petit nombre de révolutionnaires sont parvenus à constituer un parti de masse qui a fini par gagner le soutien de la quasi-totalité de la classe ouvrière russe. Mais ce n'est pas en offrant des biens et des services, ou en fournissant physiquement les choses dont les gens avaient besoin, qu'ils ont gagné leur soutien. Ce sont avant tout les idées, le programme et les revendications que les cadres bolcheviks ont mis en avant qui ont montré à la classe ouvrière comment faire avancer ses intérêts en tant que classe.

Les bolcheviks ont réussi à s'enraciner dans la classe ouvrière et sont devenus un courant fiable du mouvement révolutionnaire ouvrier principalement sur la base de leur agitation et de leur propagande. Les orateurs bolcheviks et les auteurs de tracts et de journaux révolutionnaires ont convaincu la masse des travailleurs - à commencer par les couches les plus avancées - que la classe ouvrière devait prendre le contrôle entre ses mains si les masses voulaient obtenir des revendications telles que « le pain, la paix et la terre ».

Dans son chef-d'œuvre, La maladie infantile du communisme (le ''gauchisme''), Lénine a cherché à généraliser les leçons de la révolution russe, expliquant que l'approche du parti bolchevique consistait à utiliser toutes les opportunités pour renforcer l'influence du marxisme au sein du mouvement ouvrier. Le travail syndical, les campagnes électorales, les mobilisations de masse et les actions syndicales ne sont que quelques-uns des domaines d'activité dans lesquels les révolutionnaires pourront s'engager au cours de la période à venir. Cependant, afin de profiter pleinement des nombreuses opportunités qui se présenteront, il est nécessaire de construire d'abord une organisation marxiste sérieuse qui puisse mener à bien ce type de travail.

Aux États-Unis aujourd'hui, la plus grande priorité pour les socialistes est sans aucun doute de construire l'embryon d'une direction marxiste de masse, sous la forme d'une organisation de cadres marxistes. En nous organisant et en prenant le temps d'étudier les idées marxistes et l'histoire de la classe ouvrière, nous pouvons nous préparer à transmettre ces idées et ces leçons à un public beaucoup plus large. Une partie de ce processus consiste à intervenir dans les mouvements où et quand nous avons les ressources pour le faire. Dans ces cas-là, nous le faisons sur la base d'un programme révolutionnaire et nous cherchons à établir des liens avec les mouvements tout en expliquant que seul le renversement total du capitalisme peut conduire à un monde de paix et d'abondance pour tous.

Ce processus demande beaucoup de temps et d'énergie. Les travailleurs ne disposent pas d'un temps illimité pour le travail politique et doivent donc avoir des priorités claires. Le travail de propagande - qui, au sens marxiste, signifie partager et discuter un grand nombre d'idées au sein de petits cercles de personnes - est un investissement vital pour l'avenir du mouvement, et c'est une étape inévitable dans la construction d'un parti marxiste révolutionnaire de masse. Comme l'a écrit Trotsky, « tout parti de la classe ouvrière, toute fraction, au cours de ses premières étapes, passe par une période de pure propagande, c'est-à-dire de formation de ses cadres ».

C'est le stade auquel se trouve actuellement le bolchevisme américain. Mais si nous construisons nos forces sur la base de la théorie marxiste, nous pouvons commencer à gagner une influence réelle et une autorité politique, ce qui nous ouvrira beaucoup plus d'opportunités. Il n'y a pas de raccourcis et nous ne devons pas perdre de temps. Le capitalisme menace la vie sur cette planète, mais avec votre aide, nous avons un monde à gagner. Si vous êtes d'accord avec les idées contenues dans ce document, ou si vous souhaitez en discuter plus en détail, contactez-nous pour rejoindre la TMI.

1) Stratégie consistant à construire des ‘comités de base’ à la place de la formation d’une organisation marxiste de cadres. Le ‘Base building’ est populaire parmi les adhérents du Democratic Socialist Association.