Ce texte est la transcription légèrement modifiée d’un exposé fait lors de l’Ecole Francophone Internationale à Genève en novembre 2018.

Rosa Luxembourg fait partie de notre héritage politique. Elle est une figure qu’on place dans le panthéon des grandes personnalités du socialisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier international. Certes, Rosa Luxembourg a fait des erreurs et a eu des polémiques très dures avec ou contre Lénine et avec les Bolchéviques en 1917. Mais chaque fois qu’elle exprimait des divergences avec Lénine ou Trotsky ou polémiquait sur certaines questions, elle le faisait dans le cadre du marxisme révolutionnaire avec un unique objectif : la révolution socialiste.

Il est très important de pouvoir se défaire des préjugés qui existent parfois au sujet de Rosa Luxembourg : les réformistes la présentent comme… une réformiste, les staliniens la présentent comme une Menchévique, voire une Trotskyste ou une centriste. Sur les questions d’organisation, sur la question du parti en particulier elle est dans le tort. Elle néglige l’importance de la construction d’un parti discipliné et centralisé comme outil de la prise de pouvoir révolutionnaire. C’est surtout le cas avec la Ligue Spartakiste. Mais ce serait une erreur aussi de la présenter comme une sorte de dilettante du marxisme international, qui aurait eu des attitudes légères sur les questions d’organisation. Dans ses discussions sur la construction dans la clandestinité du parti social-démocrate polonais elle soutien complètement la nécessité d’un parti centralisé et discipliné. On doit lire ses écrits, et pas seulement ceux avec lesquels on pense être d’accord. Lénine, en apprenant la mort de Rosa Luxembourg, donna des instructions pour que TOUS ses écrits soient publiés dans le jeune Etat soviétique. Il n’a pas dit : « ne publiez surtout pas les polémiques contre moi » ou, à l’inverse, « publiez seulement les polémiques ». Il a bien dit : « il faut tout publier et il faudrait que tous les jeunes étudiants du marxisme lisent et étudient tous les écrits de Rosa Luxembourg. »

Qui est Rosa Luxembourg ? On pense qu’elle est allemande, car son terrain d’action politique principale était le SPD, le parti socialiste allemand ; mais Rosa Luxembourg est née en Pologne en 1871, le 5 mars. Elle est originaire d’un village polonais, Zamość, au moment où la Pologne était intégrée à l’empire tsariste russe. Dès sa naissance, elle est marquée par l’expérience de l’oppression : elle est une jeune femme, juive, polonaise, dans un pays qui opprime les minorités nationales, dont les Polonais.

Très rapidement, environ vers 16 ans, Rosa Luxembourg s’engage dans la politique. Elle rejoint un petit groupe, Proletariat, qui est né 21 ou 22 ans avant même le parti social-démocrate ouvrier de Russie. C’est un groupe qui, contrairement à la plupart des révolutionnaires russes obnubilés à cette époque par les idées des populistes et du terrorisme individuel, s’organise autour de la classe ouvrière pour diffuser les idées marxistes. Très rapidement, Rosa Luxembourg se fait remarquer par la police et doit fuir la Pologne. Elle atterrit en Suisse, à Zurich, où se trouvent de nombreux réfugiés polonais et russes. Elle va rencontrer les grands révolutionnaires russes et s’engager très rapidement dans les débats politiques et théoriques intenses qui divisaient l’exil révolutionnaire en Suisse.

A 22 ans, Rosa Luxembourg est déjà membre du bureau socialiste international. Elle assiste à son premier congrès de l’internationale socialiste, où elle représente le petit parti social démocrate polonais qui s’appellera plus tard Parti Socialiste du Royaume Polonais et de la Lituanie. Rosa Luxembourg se forme politiquement, tout d’abord dans les querelles contre le nationalisme d’un autre parti qui se prétend socialiste, le Parti Socialiste Polonais, qui est pour l’indépendance de la Pologne et qui articule une grande partie de son programme et de son agitation politique pratiquement exclusivement autour de l’indépendance de la Pologne. Très jeune, Rosa Luxembourg se fait remarquer dans les congrès de l’Internationale Socialiste par sa participation très active dans les débats politiques et théoriques. Plus tard, elle déménagera de la Suisse vers l’Allemagne où elle trouvera un terrain d’action politique et théorique beaucoup plus vaste que la Suisse ou la Pologne. Et c’est là où elle va pouvoir déployer ses ailes théoriques et politiques. Rosa Luxembourg se révélera une formidable oratrice, une farouche débatteuse ; de nombreux vieux dirigeants du SPD la craignent, pas seulement pour sa profondeur théorique mais surtout pour sa capacité à mener des polémiques et à enfoncer les réformistes qui n’osent pas – encore - se revendiquer réformistes au sein du SPD.

A l’époque, le SPD est le plus grand parti de l’internationale socialiste, probablement aussi le plus grand parti socialiste au monde. Il se prétend marxiste, orthodoxe, c’est le parti du pape du marxisme Karl Kautsky, le parti qui a réussi en 30 ans à développer un appareil extraordinaire de dizaines de milliers de permanents, 90 quotidiens, des dizaines d’hebdomadaires, un tiers des voix aux élections, etc. Un parti modèle pour l’Internationale Socialiste. Lénine y voit le modèle pour la construction du parti social démocrate ouvrier en Russie ; en réalité, Lénine ne connaît pas le SPD comme le connaît Rosa Luxembourg, de l’intérieur.

Il faut placer les débats politiques et les polémiques théoriques que va mener Rosa Luxembourg dans la réalité sociale de l’époque. Elle est également fortement marquée par le SPD et par son expérience dans cet appareil. Amie personnelle de Louise Kautsky et de Karl Kautsky, elle côtoie de très près les soi-disant marxistes et les voit évoluer. Elle perçoit toutes les faiblesses de ces personnalités là. Ce qui lui donne un rôle si important des les débats théoriques de l’époque, aussi bien en Allemagne que dans le parti socialiste, c’est sa lucidité, sa clairvoyance, sa profonde connaissance du marxisme : Trotsky dira même plus tard que le marxisme coulait dans ses veines, faisait partie de ses organes ; Lénine parlera du « marxisme non falsifié de Rosa Luxembourg », malgré les polémiques très fortes qu’il avait avec elle sur la question nationale. Ce ne sont pas seulement ses qualités personnelles qui lui donnent cette importance, mais aussi le fait qu’elle a mené de farouches débats dans le SPD et en Allemagne, au sein de la classe ouvrière allemande qui était la classe ouvrière la plus puissante, la mieux organisée, la plus avancée de l’Europe, voire du monde.

Contre Bernstein et le réformisme

La première grande polémique dans laquelle se lance Rosa Luxembourg, ce n’est pas elle qui l’engage. Elle réagit à une série d’articles de Bernstein, publiés sous le nom de « problèmes du socialisme », dans la revue Die Neue Zeit, la revue du SPD. Bernstein écrira alors ce que de nombreux autres dirigeants du parti socialiste pensaient tout bas et appliquaient déjà dans la pratique. L’essence des idées de Bernstein est de dire : le capitalisme ne va plus connaître de crise, il atténue, modère ses contradictions. Les menaces de guerre s’écartent de plus en plus grâce à l’étendue du capitalisme, grâce au développement des trusts, des cartels, des monopoles et grâce au développement de l’impérialisme. La stratégie du SPD devait donc, selon lui, consister essentiellement à restreindre petit à petit la propriété capitaliste de façon à ce que, le jour où on décidera de transformer cette propriété capitaliste en propriété socialiste, les capitalistes ne résisteront plus.

En Angleterre, il existe une parodie de la chanson « The Red Flag », le drapeau rouge, une critique comique du réformisme du parti travailliste. Les paroliers ont remplacé le « red flag », par un drapeau rose, et de plus en plus pâle, concluant par : « We’ll change the country bit by bit, so nobody will notice it ». « Nous changerons le pays tellement graduellement que personne ne le remarquera. » C’est, en essence, la vision de Bernstein sur l’avenir du socialisme. Très peu de personnes veulent engager la polémique avec Bernstein à l’époque. Kautsky hésite, tergiverse, tarde un an avant d’écrire une réponse. C’est Rosa Luxembourg qui prendra finalement le taureau par les cornes et qui écrira « Réforme sociale ou révolution ? », qu’il faudrait peut-être plutôt nommer « Réformisme ou révolution ». Dans ce livre, elle explique comment réformes et révolutions ne sont pas antagonistes, ne s’excluent pas mutuellement. Au contraire, le combat pour les réformes est extrêmement important, à condition de les lier à l’idée de la révolution socialiste. Aucune réforme sociale, économique, politique, n’est garantie dans le capitalisme. Si on veut maintenir ces réformes, il faudra radicalement changer la société.

Rosa Luxembourg base en fait sa perspective de lutte politique sur l’exacerbation des contradictions du capitalisme, contrairement à Bernstein qui la base sur la modération des contradictions. Ce n’était pas une chose évidente au moment où elle a écrit, à la fin du XIXè siècle, début du XXè, où tout semblait aller dans le sens d’une modération, d’une atténuation des contradictions. La croissance de l’économie semblait écarter toute crise, les salaires augmentaient, des réformes sociales étaient engagées etc. Rosa Luxembourg explique clairement que la lutte pour les réformes fait partie d’un apprentissage indispensable à la classe ouvrière. C’est via la lutte pour ces réformes là que la classe ouvrière peut gagner en confiance, en organisation, et en connaissance politique. Rosa Luxembourg devient, par cette publication, une référence très importante au sein du SPD, voire de l’Internationale Socialiste.

Sur la question nationale

La deuxième grande polémique dans laquelle elle s’engage – c’est une des particularités de Rosa Luxembourg et de Lénine, d’être identifiés avec des polémiques, c’est sur la question nationale. Cette polémique va se mener contre, et avec, Lénine : Rosa Luxembourg rejette l’idée d’un droit des peuples à l’autodétermination. En substance, elle soutient que ce droit ne peut pas être obtenu sous le capitalisme, et ne sera plus nécessaire sous le socialisme. Rosa Luxembourg, tout comme Lénine, lutte contre le nationalisme ; tous les deux sont internationalistes, ce n’est pas ça qui fait la différence entre eux. Néanmoins, Rosa Luxembourg a une vision assez abstraite de l’internationalisme : par son expérience de la Pologne et des polémiques très dures contre le PPS, le parti polonais, qui s’identifie totalement avec le nationalisme polonais et bourgeois, elle a tendance à exagérer l’attitude socialiste face à la question nationale et à nier l’existence de la question nationale, en disant que c’est essentiellement une question propre à la bourgeoisie ou à la petite bourgeoisie. Lénine, en revanche, indique que la seule façon de séparer les masses paysannes et ouvrières qui tombent sous l’influence du nationalisme bourgeois, ce n’est pas d’être nationaliste, mais de défendre à outrance toutes les libertés démocratiques, nationales, linguistiques des minorités opprimées. Le programme du marxisme est essentiellement un programme négatif selon lui, de rejet de toute forme d’oppression et de discrimination, mais il faut aller jusqu’à la revendication du droit à l’autodétermination des peuples. Cela ne signifie pas l’obligation de l’autodétermination des peuples, l’obligation de soutenir partout et sous n’importe quelles conditions la création de nouveaux États, de séparation, mais que les marxistes doivent défendre le droit à l’autodétermination, voire la possibilité d’une nation opprimée de se séparer d’une nation opprimante. Lénine explique ceci pour que les marxistes et les ouvriers du monde entier, en particulier de la Russie, qui est une prison des peuples, puissent gagner la confiance des minorités nationales opprimées.

L’expérience de 1917, la révolution en Russie, prouve que Lénine était dans le juste. Rosa Luxembourg reviendra sur ces questions là dans ses critiques de la révolution de 1917. Contrairement aux craintes qu’elle avait, que l’autodétermination des peuples soit un facteur de division, de morcellement, de renforcement des forces centrifuges entre les différentes nationalités opprimées, la revendication et la mise en pratique de l’autodétermination est un facteur qui a rassemblé les peuples dans le jeune État russe, autour de la classe ouvrière qui a renversé le tsarisme en 1917.

C’est un débat qui a un faible écho dans le parti socialiste allemand. Mais, et Rosa Luxembourg va le découvrir à ses dépends, le SPD est un parti qui, sans le dire officiellement dans son programme, est germaniste et revendique des territoires au nom de la grande Allemagne. Dans ses correspondances avec son amant et compagnon de lutte, Leo Jogisches, qui dirige le parti polonais, elle relate l’attitude méprisante de fonctionnaires du SPD allemand face à sa nationalité polonaise : « Tu es polonaise mais en fait tu es allemande ! » lui aurait dit un fonctionnaire, au moment de son adhésion au parti. Les soi-disant « marxistes » au sein du SPD choisissent d’éviter et de ne pas parler de cette polémique sur la question nationale.

Grève de masse, parti et syndicat

Une troisième importante polémique, aboutira aussi à la rédaction d’un livre aussi important que « Réforme sociale ou révolution » : « Grève de masse, parti et syndicat ». Dans ce livre, Rosa Luxembourg secoue sérieusement le cocotier stratégique du SPD. L’élément ayant provoqué l’écriture de ce livre est l’éclatement de la grève de masse, révolutionnaire, en Russie en 1905. Deux autres crises importantes vont être étudiées de près par Rosa Luxembourg et influencer ses réflexions sur la grève de masse : l’affaire Dreyfus et la grève générale en Belgique en 1902, pour le suffrage universel. Elle va en tirer des enseignements très importants. Mais confirmera le plus sa vision, c’est la grève de 1905 et sa propre participation à cette grève.

Il faut bien comprendre l’importance de cette grève de masse, dont Lénine et Trostky parleront plus tard comme de la « répétition générale de 1917 » : c’est la première déflagration révolutionnaire de grande envergure sur le continent européen depuis la Commune de Paris. Contrairement aux dirigeants du SPD qui restaient bien à l’écart de la grève en Russie, Rosa Luxembourg y est allée immédiatement et s’est jetée dans la mêlée russe. Elle y a fait de l’agitation, a écrit des articles, parlé à des meetings, organisé des ouvriers, côte à côte avec ses anciens compagnons de lutte.

Elle sera jetée en prison et expulsée, et fera donc l’expérience très concrète et physique de cette grève de masse. Les deux enseignements qu’elle en tire sont : le rejet du répugnant « crétinisme parlementaire » et la conviction intime que la stratégie du SPD, en allemande « die alte bewärhte Taktik », « la vieille tactique éprouvée » qui dominait le SPD et l’internationale socialiste depuis 20 ou 30 ans, est erronée. Cette « vieille tactique » consistait à accumuler des forces – parlementaires, syndicales, coopératives, permanents, locaux, journaux – en vue de la construction d’une contre société au sein de la société capitaliste, qui tôt ou tard, on ne sait jamais quand exactement, donnera lieu à une transformation qualitative vers le socialisme. Rosa Luxembourg est convaincue que cette vision là est fausse et que, le jour décisif, cette tactique va échouer.

A la place, qu’est ce que Rosa Luxembourg met en avant ? La grève générale. Sur base de l’analyse de 1905 et 1902, elle mène campagne pour la grève générale révolutionnaire, extrêmement importante dans la lutte pour le socialisme. Un tel mot d’ordre effraye les dirigeants du SPD et des syndicats, qui ont très peur de la grève générale : certes, ils conçoivent la grève, mais seulement la grève pour motifs économiques, la grève pour des augmentations salariales, des grèves que les dirigeants syndicaux décrètent et arrêtent à souhait. Les dirigeants du SPD avaient d’ailleurs une formule lapidaire pour répondre à Rosa Luxembourg : « general Streik ist general Unsinn », « la grève générale c’est de la foutaise totale ». Ils ne veulent pas en entendre parler. A un moment donné, oui, à un congrès August Bebel, vieux dirigeant du SPD, accepte la grève générale « en principe ». Quel beau principe ! Mais surtout revenons vite à notre routine quotidienne d’affiliation, de recrutement, de grèves par ci par là, d’accumulation de forces et de participation à des élections locales, régionales, voire à des entrées dans des coalitions locales avec des partis de droite... Le socialiste français Millerand qui entra dans un gouvernement bourgeois en reste l’exemple le plus connu, mais déjà, en Allemagne, le SPD rejoignait les coalitions locales avec des partis de droite. Voilà la vision stratégique du SPD, largement répandue au sein de l’Internationale Socialiste, voilà leur conception de la transformation de la société.

Certains reprochent aux écrits de Rosa Luxembourg, dans « Grève de masse », un certain spontanéisme. A la lecture du livre et de ses articles, il semble que ce reproche d’une sorte de théorie de la spontanéité ne soit pas fondé. C’est un mauvais procès qu’on lui fait. Rosa Luxembourg, c’est vrai, réagit fortement – en particulier en Allemagne – contre l’Organisationsfetischismus, le fétichisme de l’organisation, selon lequel l’organisation primerait sur tout le reste, sur le contenu, sur la formation et sur l’initiative des masses.

Certains opposent Lénine à Rosa Luxembourg sur la question de la spontanéité, comme si Lénine ne reconnaissait pas l’extrême importance de la spontanéité dans le développement des révolutions. Quel État major politique a convoqué Février 1917 ? Aucun. Quelle organisation politique avec un certain poids dans la société russe en 1905 a appelé à la grève générale ? Aucune en tant que telle. La spontanéité joue un rôle important dans le déclenchement de toute une série de mouvements sociaux et révolutionnaires ou de portée plus limitée, mais elle ne fournit aucun outil pour rendre ces luttes victorieuses.

A ce sujet, Daniel Guérin relate une conversation avec un ouvrier de la CGT dans les années 1930. Cet ouvrier lui explique que, quand on parle de « grève spontanée » dans les usines, il y a toujours quelqu’un qui organise la grève spontanée, quelqu’une qui « organise la spontanéité ». La spontanéité à 100 % ça n’existe pas.

Certes, Rosa Luxembourg critique très fortement la bureaucratie des organisations syndicales qui pense devoir – et pouvoir – contrôler tout mouvement par le haut, et considère comme suspect tout mouvement qui n’est pas dirigé par elle. Rosa Luxembourg réagit très fortement contre ce genre d’attitudes. Dans la grève de masse, il y a une façon d’éduquer et de préparer les masses à des confrontations très importantes avec l’État. On dit souvent qu’on apprend à nager en se jetant dans l’eau : la masse acquiert une conscience révolutionnaire en participant à des actions révolutionnaires. Les masses, dirigées en Allemagne par le SPD, n’étaient jamais préparées ni à l’action, ni à acquérir une conscience révolutionnaire. Elles étaient préparées à des campagnes électorales, à des campagnes de recrutement, à des manifestations démonstratives, à tout ce qui fait partie du concept très gradualiste, fataliste même, d’une stratégie réformiste vers le socialisme. Au sein du SPD en 1905, 1906, 1907, ce livre provoque de nombreux remous. Néanmoins, le SPD rentre encore une fois dans la routine de la « vieille tactique éprouvée » du gradualisme qui est censée aboutir, tôt ou tard, on ne sait pas quand, au socialisme.

Il faut également noter que Rosa Luxembourg réagit très fortement aux tentatives de contrôle bureaucratique des mouvements sociaux car elle a fait l’expérience de cette stratégie gradualiste en Allemagne, au SPD, et elle se rend compte que cette stratégie a peur de tout ce qui pourrait dévier de la voie réformiste ou qui pourrait provoquer de la réaction des patrons et de l’État. Par exemple, dans un meeting d’agitation, Rosa Luxembourg a lancé l’idée d’une République allemande : elle s’est immédiatement attirée les foudres des dirigeants du SPD dont la revendication n’est pas la république allemande, mais la démocratisation de l’empire, du régime. Une position que Kautsky, malgré son marxisme orthodoxe, endossera également.

En 1914, les socialistes et les marxistes du monde entier sont surpris, et Lénine beaucoup plus que Rosa Luxembourg. Rosa Luxembourg était plus clairvoyante que Lénine sur la dégénérescence bureaucratique et réformiste du SPD. Le SPD était un modèle pour la construction du parti russe. Mais Lénine avait en tête une réalité du SPD qui n’existait plus en 1914. Pour la petite histoire, ceux qui nous reprochent – anarchistes ou réformistes – d’être pour le centralisme démocratique, « cette invention terrible de Lénine » : le centralisme démocratique n’est pas une invention de Lénine. Le SPD prétendait fonctionner selon le centralisme démocratique, c’était un concept généralement accepté au sein du SPD ou de l’internationale socialiste .

En 1914, Lénine admet que Rosa Luxembourg avait raison dans sa compréhension du réformisme et de son impact sur la politique internationale, menant à l’abdication devant l’impérialisme et le militarisme.

Sur la révolution bolchévique

Rosa Luxembourg atterrit en prison pendant un an, les militaires l’en sortent, puis elle est de nouveau envoyée en prison : elle y passe pratiquement toute la guerre. Isolée du reste du monde, des mouvements qui se déroulent dans le SPD ou dans la société allemande. En 1917, elle écrit son fameux texte sur la révolution bolchévique qu’elle décide de ne pas publier et demande qu’il ne soit pas. Il ne le sera que plus tard, en 1922, et dans version intégrale en 1928.

La première raison pour laquelle Rosa Luxembourg ne voulait pas que ce texte soit publié est parce qu’elle se rend compte qu’elle n’est pas bien informée ; la deuxième raison, c’est qu’elle se rend compte qu’elle a peut-être tort sur toute une série de choses. Elle ne le dira pas en tant que tel.

Avant tout, ce texte est un texte de solidarité politique avec la révolution de 1917, et pas seulement avec février 1917 mais aussi avec octobre 1917. Un texte de solidarité avec le bolchévisme et avec Lénine. Pas seulement parce qu’ils ont été les premiers à avoir osé, mais aussi parce qu’elle était d’accord avec la plupart des choses qui se déroulaient en Russie à ce moment là. Si Rosa Luxembourg émet des critiques, ce n’est pas pour dire : « ils n’auraient pas dû faire la révolution » ou « ils auraient dû être plus réformistes » ; elle se place dans le cadre du débat ayant lieu entre révolutionnaires qui veulent faire réussir la révolution russe.

Quels sont ces points de critiques ? Premièrement, sur la question de la terre et de la politique agraire ; deuxièmement, sur la question nationale ; troisièmement, sur l’assemblée constituante et le rapport avec les Soviets ; quatrièmement, sur les droits démocratiques des travailleurs.

Concernant la politique agraire, elle reprend la vieille position des bolchéviques avant octobre 1917. Les bolchéviques s’opposaient aux socialistes révolutionnaires et plaidaient pour une nationalisation immédiate de la terre, en commençant par les coopératives. Ils voulaient construire une politique agraire sur la base des propriétés moyennes et grandes, à la campagne. Rosa Luxembourg critique le fait que les bolchéviques aient accepté le programme des socialistes révolutionnaires qui consistait à donner la terre aux paysans. Elle s’oppose à cette revendication. Toute l’histoire du bolchévisme repose sur le combat contre les socialistes révolutionnaires autour cette question-là, mais Lénine se rend très bien compte que le mouvement paysan a pris les devants de son programme et que, partout en Russie, les paysans prennent les terres, les occupent. A ce moment, Lénine indique qu’il faut reconnaître ce fait. Si la révolution veut maintenir et consolider l’alliance entre ouvriers et paysans, entre villes et campagnes, elle doit reconnaître cette réalité. Les socialistes révolutionnaires vont alors lui reprocher d’avoir volé leur programme. Ce changement assez radical dans la politique à court terme des bolchéviques montre très bien l’extrême flexibilité de Lénine sur les questions de programme.

La deuxième critique de Rosa Luxembourg porte sur la question nationale. Elle répète sa vieille critique de 1903-1904 qui consiste à dire que les bolchéviques russes ne doivent pas défendre l’autodétermination, mais l’unité de la Russie, de l’empire russe, contre tout séparatisme. Au vu des suites de la révolution, elle était totalement dans l’erreur. Si le jeune gouvernement des soviets n’avait pas accorder ce droit à l’autodétermination l’empire russe se serait décomposé. Ce n’a pas été le cas.

En ce qui concerne l’Assemblée constituante : Rosa Luxembourg comprend les arguments avancés par Trotsky et Lénine pour avoir dissout l’Assemblée constituante quelques heures après sa convocation en 1917. Elle estime cependant qu’ils auraient pu avoir organisé de nouvelles élections pour cette assemblée, qui aurait alors mieux reflété le changement politique et les rapports de force dans le pays. Elle ne percevait alors pas que cette assemblée constituante ne jouait plus aucun rôle aux yeux de masses, paysannes et ouvrières, en 1917. D’ailleurs, pour une raison de propagande, les bolchéviques avaient proposé dans leurs interventions à la première – et dernière – assemblée de la constituante, le vote de toutes les mesures que les Soviets avaient déjà prises (sur la terre, sur les 8 heures sur le pouvoir ouvrier, etc). Cette proposition a été rejetée par l’assemblée constituante, et à ce moment, le petit nombre de soldats rouges qui étaient présents ont simplement demandé aux participants de quitter l’assemblée constituante et de la fermer. Personne ne s’est préoccupé de cette assemblée constituante, sauf internationalement, à des fins de propagande contre les bolchéviques.

Il faut néanmoins également souligner que l’expérience de la révolution allemande et de la fonction contre-révolutionnaire de l’assemblée nationale constituante dans la révolution allemande a ouvert les yeux de Rosa Luxembourg. Certains de ses écrits en 1918 sont d’ailleurs orientés contre l’assemblée constituante en Allemagne.

Je crois également qu’elle a été très mal informée sur les droits démocratiques des travailleurs : elle reproche aux bolchéviques leur manque de démocratie. Tous les partis à l’exception de fascistes des Cent-Noirs étaient autorisés après la révolution. Plus tard, les partis qui avaient décidé de prendre les armes contre les Soviets ont été interdits. A l’intérieur du parti bolchévique il existait un droit de fraction jusqu’en 1921 date à laquelle les fractions ont été interdites. Mais le droit de tendance continuait à exister sous Lénine après cela.

Enfin, tous ces textes expriment surtout la très grande solidarité de Rosa Luxembourg avec les bolchéviques. Elle le formule explicitement après avoir énuméré ses critiques : « Ce qui importe c’est de distinguer dans la politique des bolchéviques l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui ont montré l’exemple au prolétariat mondial. Ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puissent s’écrier avec Hutten : « j’ai osé ». Il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant leur pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international. Et c’est dans ce sens là que l’avenir appartient partout au bolchévisme. » Cette citation est extrêmement importante pour comprendre la pensée de Rosa Luxembourg.

Les enseignements de Luxembourg : l’importance de l’organisation et du parti

La ligue Spartakiste était plus une boîte aux lettres qu’autre chose. C’était un réseau. Même la fondation du KPD s’est faite sur des bases organisationnelles qui n’ont rien à voir avec le bolchévisme : toutes les sections locales pouvaient dire ou faire ce qu’elles voulaient, tout comme les dirigeants nationaux. Karl Liebknecht pouvait défendre une position individuelle. Cela n’a rien à voir avec le bolchévisme et Rosa Luxembourg se rendait très bien compte qu’elle avait un outil en main qui n’était pas un outil pour faire une révolution. Il y avait l’illusion, d’avoir beaucoup d’influence. Une sorte de volontarisme à outrance. Karl Liebknecht avait peut-être des bonnes raisons d’avoir confiance dans sa force de persuasion et dans sa capacité à influencer les mouvements sociaux : à lui seul, il pouvait convoquer 150 000 ouvriers à Berlin. Et puis ensuite ? Il les convoquait, puis les reconvoquait, et les reconvoquait. Liebknecht et Luxembourg se sont rendu compte qu’ils avaient besoin d’un parti. Ils ont construit ce parti, ou du moins un début de parti, dans le feu de l’action.

Dans notre internationale, en parlant des mouvements sociaux et de l’avenir des sections qui restent encore très petites par rapport aux événements et aux tâches qui nous incombent dans l’avenir même si elles atteignent parfois 500-600 membres, on dit souvent qu’« il s’agit de préparer les événements ». Des camarades pensent parfois : « Quand la révolution sera là, vous allez voir, on va grandir, on va multiplier nos forces comme jamais ». C’est avant la révolution qu’il faut multiplier nos forces comme jamais. On pourra peut-être multiplier nos forces pendant la révolution, mais on ratera l’occasion de diriger la révolution. Je crois que c’est la leçon la plus importante de Rosa Luxembourg et que c’est une des raisons pour lesquelles elle fait pleinement partie de notre héritage;

En reprenant une fable russe qui compare un aigle à une poule, Lénine a eu cette belle formule : parfois, des aigles volent très bas – il fait référence à Rosa Luxembourg lors de la polémique sur la question nationale – mais une poule ne sait jamais voler. Rosa Luxembourg était un aigle du marxisme. Nous nous n’embaumons pas nos dirigeants ni nos théoriciens, nous ne faisons pas de ces révolutionnaires des momies insignifiantes, nous les considérons encore aujourd’hui comme des personnages vivants, insérés dans leur époque, avec leurs forces et faiblesses, mais qui nous enseignent l’importance – c’était l’objectif principal de Rosa Luxembourg – de la révolution socialiste.

 

 

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